La Fin des lunaisons - partie 2
Jan. 16th, 2011 10:27 pm![[personal profile]](https://www.dreamwidth.org/img/silk/identity/user.png)
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partie 1
VUS !
Qui ? Le clan Wayne au complet, dans leur glorieux célibat, en train de déjeuner chez Gatsby’s.
Bruce, revenu de ses tribulations internationales – on ne sait pas pour combien de temps. Qui saura le ramener pour de bon dans notre ville ? La chasse est ouverte !
Richard, toujours aussi sexy à jouer les pères célibataires avec le petit dernier de Bruce. On lui en ferait bien un à lui tout seul !
Et notre petit chouchou, Timothy, à nouveau libre depuis que la rumeur de ses fiançailles a été officiellement démentie. Mesdemoiselles, au travail !
(Gotham Gazette, section gossip)
¤
Trois jours plus tard, Damian et Tim se firent enlever. Le premier devant la tour Wayne, le second en bas de son appartement. Une voiture noire à chaque fois, sans immatriculation, dans laquelle ils avaient été poussés sans ménagement.
D’après des témoins, le véhicule dans lequel Damian avait été enfermé avait dévié dangereusement de la route au moment de démarrer.
De toute évidence, Damian ne s’était pas laissé faire.
Dick se trouvait sous la douche lorsque c’était arrivé. Alfred était venu le chercher en catastrophe, le portier de la tour avait immédiatement averti la sécurité, qui avait prévenu Bruce et Lucius. Entretemps, la nouvelle de l’enlèvement de Tim leur était également parvenue.
Oh, bordel, pas ces deux-là, fut la première pensée de Dick.
Il n’eut aucun mal à jouer l’anxiété et le désarroi lorsque Gordon débarqua en personne à l’appartement. Bruce s’était assis à côté de Dick dans le canapé et affichait une expression sombre appropriée.
Ils répondirent aux questions d’usage, puis le commissaire serra la main de Bruce, tapota l’épaule de Dick, salua Alfred et leur promit qu’il faisait tout son possible.
« C’est Falcone, déclara Dick immédiatement. C’est forcément lui.
— C’est probable, mais on ne doit pas tirer de conclusions hâtives.
— Il doit espérer faire pression sur Batman, maintenant qu’il a des liens officiels avec les Wayne. »
Bruce ne répondit pas mais il se dirigea vers l’ascenseur.
« Alfred, si l’on nous demande, nous ne souhaitons être dérangés par personne.
— Je me ferai un plaisir d’expliquer votre désespoir, Maître Bruce. »
Dick le suivit et ils descendirent au batbunker.
« La situation semble te stresser, remarqua Bruce lorsqu’ils se retrouvèrent en bas. Je ne pense pas qu’il y ait à s’inquiéter. Il s’agit de Tim et Damian. »
Dick ricana et s’installa immédiatement à l’ordinateur pour lancer les premières recherches et contacter Barbara.
« Je stresse parce qu’il s’agit d’eux, justement. La dernière fois qu’ils se sont retrouvés seuls, Damian a coupé le câble de Tim pendant qu’il était en plein saut et Tim lui a tapé dessus en oubliant qu’il s’agissait d’un gosse de 10 ans, certes psychotique, mais… Je préférerai que ce soit n’importe qui d’autre que Tim et Damian. Il vaudrait mieux Jason et Tim. Mais pas Jason et Damian. Et oui, je suis conscient que le dénominateur problématique, c’est Dam…
— Dick. »
Bruce fit tourner le siège. Dick leva les yeux vers lui.
« Tu le sous-estimes. Et tu sous-estimes les progrès qu’il a faits sous ta tutelle. »
Bruce pressa une main sur son épaule. Impulsivement, Dick laissa retomber la tête contre lui, inspira profondément l’odeur de Bruce et ferma les yeux. La main de Bruce glissa sur sa nuque, presqu’une caresse.
« Qu’est-ce qui t’as pris de vouloir un gosse comme partenaire, et en plus de récidiver ? » marmonna Dick.
Il sentit un léger tremblement secouer le corps de Bruce, un rire contenu. Il esquissa un sourire, puis Barbara les appela et ils se mirent au travail.
¤
Douze heures plus tard, Bruce et Dick arrivaient près d’un entrepôt pour voir Tim et Damian en sortir, Damian sur le dos de son aîné.
« Damian en a eu marre de vous attendre, déclara Tim. Il s’est cassé la jambe.
— Je n’ai besoin de personne pour me sauver !
— De toute évidence.
— Si tu avais fait des efforts au lieu de jouer les martyrs… !
— Je suis censé marcher avec des béquilles, tu te souviens ? »
Dick secoua la tête et récupéra Damian avec précaution. Ce dernier crispa les doigts sur ses épaules mais refusa d’émettre la moindre plainte.
« Direction Leslie », déclara Dick.
Bruce resta pour veiller que les kidnappeurs, sans plus de doutes à la solde de Falcone, ne s’échapperaient pas avant l’arrivée de la police. Il les rejoignit à la clinique pendant qu’ils attendaient le résultat des radios de Damian, avec les béquilles que Tim avait abandonnées à l’entrepôt.
Tim les reprit un peu à contrecœur.
« Encore quelques mois et tu devrais pouvoir t’en débarrasser, fit Dick, compatissant.
— J’ai toujours dit que ton plan était idiot, marmonna Damian, un peu pâle.
— J’envisage de sortir la carte de la guérison miraculeuse.
— Miraculeuse ?
— C’est d’avoir vu mon petit frère en danger. Ça m’a donné des ailes.
— Je ne suis pas ton petit frère ! »
Bruce pressa doucement les doigts dans le dos de Dick.
« Tu vois, il n’y avait pas à s’inquiéter. »
¤
« Est-ce que tu trouves que Bruce agit bizarrement ? » demanda enfin Dick.
Tim lui tenait compagnie pendant la patrouille. Damian était confiné à son lit (mais ne laissait à personne oublier sa présence) et Bruce avait des plans diaboliques à organiser à partir de l’ordinateur. C’était le moment idéal.
Tim lui jeta un regard de côté.
« Pas particulièrement… pourquoi ? »
Dick sauta de l’immeuble pour se donner quelques secondes. Tim le rejoignit de l’autre côté.
« Tu ne le trouves pas plus… affectueux ? »
Tim haussa les épaules.
« Il est dans ce que tu appelles sa Phase Positive, non ? »
Mais cette phase était vraiment très positive. De façon un peu inquiétante. Du moins c’était l’opinion de Dick.
« Mais tu n’as pas l’impression que c’est un peu exacerbé ? »
Tim secoua la tête puis le regarda d’un air curieux.
« Qu’est-ce qui te fait dire ça ? »
Il me touche beaucoup. Il est encourageant. Tout le temps. Il fait des compliments. Est-ce que j’ai dit qu’il me touchait beaucoup ?
« … c’est rien, je crois que je m’étais tellement fait à sa Phase Négative pré-pseudo-mort que je psychote. »
Tim n’était pas dupe, Dick le savait, mais là où, plus jeune, il aurait poussé jusqu’à obtenir les informations qu’on ne voulait pas lui donner, cette fois il choisit la voie diplomatique.
« Tu sais ce qui est bizarre ? C’est que Bruce m’a dit que tu voulais reprendre l’université. »
Ou pas.
¤
L’humeur de Damian rendait la vie à l’appartement relativement insupportable. Deux jours après le « sauvetage » de Tim et Damian, le peu de patience de Bruce envers son fils biologique s’était épuisée et Alfred parlait d’aller faire le ménage au manoir. De fond en comble.
Dans une tentative de conciliation, Dick autorisa Damian à descendre au batbunker pendant qu’il s’entraînait.
« Qu’est-ce que ça change ? grommela-t-il une fois installé. Je ne peux rien faire.
— Je t’ai menacé de t’apprendre la capoeira, ça me parait le moment idéal.
— Je ne vois toujours pas ce que ça va m’apporter. Aussi, Grayson, au cas où tu l’aurais oublié, je ne peux pas bouger ! »
Dick leva les yeux au ciel.
« Tu vas regarder, petit génie. Et regarde bien, parce que tu as un test pratique dès que tu es à nouveau sur tes pieds. »
Damian émit un petit « Tss » dédaigneux mais il cessa de protester et Dick commença à s’échauffer. Il était persuadé que la capoeira serait le meilleur moyen pour Damian d’apprendre à mieux contrôler ses mouvements et ses coups.
Pendant une heure il découpa ses mouvements afin que Damian intègre les bases. Tim arriva avec son ordinateur portable pendant qu’il accélérait petit à petit, lui fit un petit signe et s’installa sur une table non-loin. Il était retourné à son appartement dès la deuxième nuit de Bruce à Gotham mais il venait faire ses recherches au batbunker. Dick espérait que ça continuerait. Et s’il acceptait (quand il accepterait ?) de retourner au manoir, peut-être que l’attrait de la batcave serait suffisant pour Tim…
Bruce descendit lorsque Dick décida de s’arrêter. Il s’était mis en tenue d’entraînement lui aussi et s’approchait du tatami.
« Besoin d’un partenaire ? » demanda-t-il.
Dick s’étira avec un gémissement.
« Forcément, tu attends que je sois bien fatigué pour me provoquer en duel. C’est bas.
— Je n’ai jamais proposé de duel.
— Tu as peur de te faire battre ? »
L’expression de Bruce lui rappela tellement celle de Damian, soudain, que Dick ne put retenir un rire.
En silence, Bruce monta sur le tatami et salua. Encore euphorique de sa séance de capoeira et anticipant le combat à venir avec enthousiasme, Dick salua à son tour et se mit dans une position de défense de krav maga.
Bruce haussa les sourcils, Dick lui offrit un sourire moqueur.
En général, le premier à attaquer était Dick. Et il n’utilisait le krav maga qu’en dernier recours, il n’aimait pas ce genre de corps à corps aussi direct. Ça lui demandait de trop garder les pieds à terre.
Bruce accepta le défi et attaqua le premier.
Dick aurait été incapable de dire combien de temps dura le combat. Ça faisait tellement longtemps que Bruce et lui ne s’étaient pas entraînés ensemble, des siècles ; il faisait durer le plaisir. Il n’était pas le seul.
Le « duel » n’était rien d’autre qu’une danse, une démonstration, la joie d’avoir un adversaire, un partenaire qui savait d’instinct quel serait le prochain mouvement. Bruce le portait presque lorsque Dick s’appuyait sur lui pour sauter dans les airs, leurs coups n’étaient que des feintes.
Dick souriait comme un maniaque.
Lorsqu’à regret, ils intensifièrent le combat pour y trouver une fin, Dick lutta sans merci, Bruce répondit coup pour coup.
Un an plus tôt, Bruce connaissait le style de Dick par cœur. Un an plus tôt, Bruce aurait trouvé la faille.
Mais Dick avait dû changer, s’adapter en devenant Batman. Et Bruce n’avait pas encore eu le temps de s’y habituer.
Dick sauta comme si une cape l’alourdissait, comme si un masque réduisait sa vision. Il n’était pas là où l’attaque de Bruce l’attendait. La surprise ne dura qu’un dixième de seconde. Cela suffit pour que Dick l’achève. À genoux, un doigt léger pressé contre le point vital des côtes, il leva les yeux. Croisa le regard de Bruce.
Ce dernier, essoufflé, autant que Dick, la même chaleur au fond des yeux, hocha la tête.
Dick relâcha toute la tension de son corps et se laissa tomber sur le dos avec un rire de victoire.
« Tu sais que ça ne marchera pas deux fois, remarqua Bruce.
— Ooooh, laisse-moi en profiter un peu !
— Ce n’est pas la première fois que tu me bats en entraînement. »
Dick se redressa pour croiser à nouveau le regard de Bruce.
« C’est la première fois depuis ton retour. »
La première fois depuis qu’ils avaient changé, tous les deux.
La première fois que Bruce ne s’y attendait pas.
« Vous me déprimez », fit la voix de Tim.
Dick et Bruce eurent un léger sursaut, ramenés soudain à la réalité. Ils n’étaient pas seuls.
Damian affichait une expression indéfinissable, Tim avait refermé l’écran de son ordinateur et appuyé la tête sur ses mains.
« J’avais vraiment l’impression d’avoir progressé, de m’être rapproché de vous, continua-t-il d’un ton plaintif.
— Tu as énormément progressé, Tim, dit Bruce.
— Pas assez vite. Vous continuez à avancer aussi. Je croyais que vous aviez atteint la perfection, déjà, ou ce qui s’en rapproche le plus. »
Il poussa un soupir de contentement inattendu.
« C’était magnifique.
— Quelle est l’histoire ? demanda soudain Damian, le regard intense.
— Quelle histoire ? fit Dick.
— La vôtre ! Pourquoi mon père t’a laissé devenir Robin ? » Il porta son attention sur Bruce. « Père, comment as-tu su ? »
Dick s’assit en tailleur, regarda Bruce et sourit.
« Je lui ai pas laissé le choix, déclara-t-il.
— Nous nous sommes reconnus », répondit Bruce.
Scié, Dick le dévisagea.
« C’était terriblement sentimental.
— Il n’y a rien de sentimental dans les événements qui nous ont liés.»
L'air sombre, Bruce s'adressa à Damian.
« J’avais besoin de Robin. Tu dois apprendre à reconnaître tes faiblesses. J’ai identifié la mienne, et j’ai accepté Dick – Robin – à mes côtés pour la combler. Dick avait besoin de Batman pour gérer les conséquences de la mort de ses parents.
— Et après il n’a plus jamais réussi à se débarrasser de moi. »
Dick sourit, soudain nostalgique. Tout semblait tellement plus simple, à cette époque. Il n’y avait que Bruce et lui, et Alfred pour s’occuper d’eux. Rien d’autre ne comptait. Ils sortaient le soir en patrouille, bottaient les fesses de leurs adversaires, rentraient à la batcave fiers d’eux et se glissaient dans la cuisine pour piquer des cookies à l’insu d’Alfred. Qui ne faisait que semblant de l’ignorer.
Bruce riait, parfois, à cette époque. Il souriait beaucoup plus. Il était dur – il avait toujours été dur avec Dick, après le fiasco contre Two-Face la toute première année – mais Dick ne doutait pas de sa place auprès de lui, de son affection. Le futur, c’était Bruce et lui, ensemble pour toujours.
« Le Duo Dynamique, dit Tim. Vous étiez incroyables.
— C’est toi qui était incroyable », rétorqua Dick. Puis s’adressant à Damian : « À dix ans, il nous filait et on ne s’en est jamais rendus compte !
— Drake ? »
L’incrédulité dans la voix de Damian lui arracha un sourire ; Tim, perdu dans ses souvenirs, ne prit pas l’interruption en compte.
« Au début, ma théorie, c’était que vous étiez télépathes. Je n’ai jamais vu une telle harmonie.
— Awww, Timmy, tu vas me faire rougir.
— Non, sérieusement, Dick. Vous… »
L’air frustré, Tim les indiqua d’un geste.
« C’est comme ce que vous venez de faire. Vous étiez en synchronisation parfaite. Vous l’avez toujours été. Peu importe le temps que vous passez séparés, vous retrouvez toujours quelque chose, je ne sais pas quoi, et ça… » Il rapprocha ses deux mains l’une de l’autre. « Ça clique. Même quand vous êtes en pleine engueulade. Le Duo Dynamique, répéta-t-il plus bas.
— Alors pourquoi avez-vous arrêté ? insista Damian. Si vous étiez bons à ce point ? Pourquoi ? Ça n’a pas de sens.
— Parce que ton existence à un sens ? » intervint à nouveau Tim.
L’effort pour détourner la conversation était louable, toutefois Damian lui jeta un regard dédaigneux et se concentra à nouveau sur Dick et Bruce. Dick fit un clin d’œil à Tim pour le rassurer.
« Un jour, tu seras trop grand pour ton costume, dit-il à Damian. Tu t’attends à rester Robin toute ta vie ?
— Je suis le fils de Batman, Grayson. Robin n’est qu’un entraînement pour devenir Batman. Mais toi, tu n’avais rien, tu étais Robin et c’est tout. »
Aouuuuch. Damian : 1, Dick : 0.
« C’est tout ?! s’insurgea Tim.
— Je m’en suis pas mal sorti, protesta Dick.
—Tu as pris un nom kryptonien ! »
Indigné, Damian pointa son père du doigt.
« Et tu l’as laissé faire !
— Bruce n’a pas vraiment eu le choix, encore une fois, coupa Dick à la hâte. C’est la vie, Damian. J’ai grandi, j’ai eu besoin de prendre un peu d’indépendance. »
Je suis tombé amoureux de ton père, j’étais terrifié à l’idée qu’il le découvre et qu’il me jette…
« Le Joker t’a tiré dessus », dit Bruce.
Surpris, Dick leva la tête vers lui.
« Quoi ?
— Tu as failli mourir. Suite à cela, je t’ai demandé de cesser d’être Robin. Tu as refusé. J’étais inquiet et tu en as subi les conséquences. Alors tu as commencé à passer plus de temps avec les Teen Titans. Ça ne m’a pas rassuré. »
Dick se souvenait de ça, de s’être fait tirer dessus et de l’engueulade qui avait suivi mais… Il n’avait jamais associé les événements. Plusieurs fois dans sa carrière de Robin, Bruce avait eu des crises de panique où il décidait que cette vie était trop dangereuse pour Dick. Ça lui passait au bout de quelques jours. Dick n’avait jamais accordé d’importance à cette occasion-là…
Il se sauvait chez les Teen Titans pour échapper aux pulsions d’hormones que Bruce provoquait chez lui. Il avait toujours associé l’irritation de Bruce à sa possessivité uniquement, il n’avait jamais imaginé qu’il y avait une autre raison.
Et encore un exemple brillant de communication par le Duo Dynamique ! Applaudissez, mesdames et messieurs. Télépathes, hein ?
Le regard de Bruce lui serrait inexplicablement la gorge.
« J’ai finalement posé un ultimatum et Dick a choisi de quitter le manoir.
— J’avais même pas 19 ans ! Et tu étais désagréable. »
Tu m’as brisé le cœur.
« Certes, reconnut Bruce, laconique.
— Je n’avais jamais su tout ça, dit Tim, sourcils froncés.
— Miracle, ironisa Dick.
— Vous n’en avez jamais parlé.
— C’était il y a longtemps. »
Et jusqu’à peu, c’était encore une plaie béante. La « mort » de Bruce avait remis les choses en perspective.
« Patrouille », déclara Bruce.
Il descendit du tatami en silence et se dirigea vers les vestiaires. Après un moment d’hésitation, Tim le suivit.
« Je n’arrive pas à croire que tu aies quitté mon père pour les Teen Titans », déclara Damian lorsqu’ils furent seuls.
Dick le rejoignit et lui flanqua une pichenette.
« Quand tu réussiras une mission entière sans t’engueuler avec lui au moins une fois, tu auras le droit de parler. En attendant, au lit ! »
Sans aucune pitié et malgré ses protestations, Dick le remonta dans sa chambre.
¤
Dick, Tim et Bruce se séparèrent pendant la patrouille pour couvrir plus de terrain ce soir-là.
Tim avait des obligations pour Lucius le lendemain alors il termina plus tôt que Bruce et lui. Dick fut ralenti par une tentative de lynchage dans un terrain vague ; lorsqu’il revint au batbunker, Bruce était changé et assis devant l’ordinateur.
« Je vais me doucher », annonça Dick.
Il ne reçut pas de réponse.
Dick se lava avec un peu plus de force que nécessaire. Une fois sec, il enfila un jean et un sweat-shirt et sortit des vestiaires. Bruce l’attendait. Il jeta un coup d’œil désapprobateur à ses pieds nus.
L’une des premières règles de la batcave était de ne jamais se promener pieds nus. Alfred désapprouvait parce que le sol était froid et les chauves-souris peu attentives à l’hygiène de leurs voisins humains. Bruce désapprouvait parce qu’il travaillait parfois avec des produits chimiques, entre autres, et qu’on n’était jamais trop prudent.
La règle s’était transmise au batbunker. Dick la respectait un peu moins.
« Alfred a remonté mes chaussures et j’ai oublié de descendre les chaussons. »
Pas de commentaire.
Le silence soudain de Bruce rendait Dick nerveux. En d’autres occasions, ça ne l’aurait pas perturbé plus que cela. Malgré lui, il s’était habitué au comportement plus ouvert de ces derniers temps.
La Phase Positive touchait-elle à sa fin ? Il ne s’était rien passé, pourtant… À part la conversation de cet après-midi, mais… ça ne changeait rien, ils étaient censés avoir dépassé ce stade, dépassé le malaise qui empoisonnait leur relation dès que le sujet était abordé.
Troublé, Dick laissa le silence peser sur eux jusqu’à l’appartement.
Alfred leur avait fait de petits sandwichs.
Par habitude, Dick suivit le couloir qui menait aux chambres et vérifia que Damian dormait (au lieu de chercher à hacker les connexions d’Oracle ou de Tim). Rassuré sur ce point, il retourna au salon. Bruce était devant la baie vitrée. Il avait laissé la lumière éteinte et l’appartement ne bénéficiait que des lueurs de la ville.
Un peu sur la défensive sans vraiment se l’expliquer, Dick alluma l’une des petites lampes de salon. Bruce se retourna, leur regard se croisa.
Oh, oh.
« Dick, j’ai besoin de te parler. »
Oui, c’était bien ce qu’il craignait.
Qu’est-ce qui avait changé entre cet après-midi et cette nuit, seul Bruce le savait, mais de toute évidence, ce n’était rien de bon.
Et ça pouvait être n’importe quoi. Bruce avait pu recevoir soudain des informations Capitales et Sérieuses, déduit quelque chose de dramatique pour leur avenir à tous. Décidé que finalement Dick ne pouvait pas rester Batman. Ou appris qu’une canalisation avait explosé au manoir et noyé la salle de gym.
Dick aimait beaucoup cette salle de gym.
Bruce l’avait fait réinstaller à son arrivée au manoir pour accommoder un trapèze.
Et elle avait survécu au tremblement de terre.
C’était important.
Bruce lui indiqua un fauteuil et s’assit sur le siège voisin après l’avoir déplacé de façon à ce qu’ils soient quasiment en face.
Ça allait être pire encore que ce qu’il pensait.
Dick réprimait difficilement l’envie de dire une idiotie pour relâcher la tension.
Il espérait que Leslie n’avait pas fait de découverte terrible concernant Damian. Qui savait les conséquences de ses années passées dans les laboratoires de Talia ? Tim était rentré chez lui sain et sauf, donc… Jason ? Était-il arrivé quelque chose à Jason ?
« Quelqu’un est mort ? » ne put-il enfin s’empêcher de demander.
Bruce eut un petit sursaut, comme s’il ne s’était pas rendu compte que le silence s’éternisait. Il secoua la tête, une fois.
« Rien de… dramatique. Il est simplement temps de discuter de l’autre raison pour laquelle je suis rentré. »
Oh.
Dick n’arrivait pas à être rassuré.
Il redressa la tête. Son expression restait sérieuse, plus sérieuse que sombre – chez Bruce, la différence était subtile, mais elle existait.
« Dick, ces dernières années ont été… mouvementées. »
Sans blague ?
« Beaucoup de choses ont changé, encore plus après que j’ai été envoyé dans le passé. Depuis mon retour, j’ai eu l’occasion de réfléchir. De remettre en question des décisions que j’ai pu prendre autrefois. De me remettre en question. Certaines de mes résolutions semblent ridicules aujourd’hui. Peut-être ont-elles été justifiées à l’époque, mais cela fait bien longtemps qu’elles sont obsolètes et seule mon obstination…
— Tu tournes autour du pot, Bruce. Encore une fois. »
Bruce le lui accorda d’un pincement de lèvres.
S’il cherchait à terrifier Dick, c’était réussi.
« Dick, dit-il lentement, je souhaite renégocier notre relation. »
Dick le dévisagea. Le silence se prolongea.
« … Tu veux dire, notre partenariat ? Notre façon de fonctionner… ? »
… est-ce qu’il veut réessayer de travailler avec Damian ?
Il ne leur donnait pas deux jours. En l’état actuel des choses, en tout cas. Et Bruce avait déjà la mainmise sur Tim, il n’allait quand même pas lui piquer son Robin ?
Bruce secoua la tête, une expression de frustration fugace lui traversant le visage.
« Non. »
Il prit la main de Dick, la pressa dans la sienne.
« Notre relation. »
Quelque chose explosa dans la poitrine de Dick ; quelqu’un, quelque part, avait appuyé sur un bouton et le comportement de Bruce prit un tout autre sens, les pièces s’emboitaient soudain. Le temps passé ensemble juste pour le plaisir, les questions sur les fréquentations et les amis de Dick, sa sollicitude, cette nouvelle manie de tout le temps le toucher, l’incertitude et – j’y crois pas – le retour au manoir, un geste qui devait être évident dans son esprit tordu.
Tout ce temps, Bruce tâtait le terrain, Bruce flirtait avec lui et Dick n’avait rien vu du tout.
N’avait rien voulu voir.
Devant son absence de réaction, Bruce éprouva le besoin de développer.
« Je sais que beaucoup de temps a passé et que j’ai toujours refusé de nous donner une chance. Je te demande pardon. J’espérais que malgré tout ce qui a changé, tes… désirs étaient restés les mêmes. »
Bruce marqua une pause. Dick entrouvrit la bouche. Aucun son n’en sortit.
« Est-il trop tard ? » demanda Bruce d’un ton posé.
Dans son calme, la pression de sa main, Dick trouva un point d’ancrage.
« Tu as parlé de négocier, dit-il, la voix rauque.
— Je pensais que tu aurais des conditions. »
Lui ? Des conditions ? À une relation avec Bruce ?
« Tu veux dire que tu veux régler les gros problèmes autrement qu’en nous disputant ? »
Bruce esquissa un sourire fugace. Dick sentit quelque chose tirer dans sa poitrine.
« Tu ne m’empêches pas d’en parler à mes amis. Et je compte Clark. »
Il avait parlé avant d’y avoir réfléchi.
Apparemment, il avait bien des conditions.
« Je m’étais résigné à subir les commentaires d’Oliver.
— Si tu changes d’avis, je garde Damian, et Tim, et Alfred. Même Alfred.
— Je ne changerai pas d’avis.
— Mais si tu changes d’avis, on fait comme ça.
— Dick. »
À contrecœur, Dick leva les yeux. L’intensité dans le regard de Bruce le fit frissonner.
« Je ne changerai pas d’avis. »
Pris d’une soudaine anxiété, Dick détourna les yeux mais répondit à la pression des doigts de Bruce, doucement.
Les sentiments, ce n’était jamais ce qui avait manqué entre eux. L’autodiscipline de Bruce avait été le seul obstacle. Non, pas seulement, il y avait aussi eu la peur de Dick de le confronter à ce sujet. Il ne s’était jamais battu pour faire céder Bruce.
À quel point étaient-ils dérangés, d’être ainsi capables de vivre séparément et d’aimer des personnes différentes, d’envisager leur vie avec des personnes différentes, et de pouvoir ensuite revenir ainsi l’un vers l’autre après tout ce temps, simplement parce que le raisonnement derrière leur relation avait changé ?
Bruce était tordu. Et Dick n’était pas mieux, il le suivait aveuglément.
Il se redressa, sérieux soudain, aussi déterminé que Bruce.
« Lorsque je te dis que tu vas trop loin, dit-il tout bas, tu m’écoutes. Et tu t’arrêtes. »
Plus jamais de phase négative, de plongée dans les ténèbres, de crise de paranoïa à l’en rendre fou. Dick ne l’autoriserait pas. Il serait là pour l’en empêcher. Une pointe d’euphorie commença à lui tourner la tête. Il s’accrocha à cette condition, non-négociable.
« Jure-le-moi. »
Bruce fouilla son regard sans répondre tout de suite.
« Tu dois me faire confiance. Tu dois accepter que je sais quand te laisser gérer et quant il est temps de t’arrêter. Sinon, la seule différence sera qu’on couche ensemble. »
Bruce cilla. Dick assuma. Il était trop tard pour les pincettes, l’incertitude.
« Avant, ça m’aurait suffi. Plus maintenant.
— Mon garde-fou, murmura Bruce.
— Si tu veux.
— Alfred a parlé de toi ainsi, il y a longtemps. »
Dick ne répondit pas, refusant de se laisser distraire. Bruce hocha la tête.
« Je te le promets. »
Dick lâcha un long soupir, un poids dans sa poitrine s’envolant soudain.
« Tu viendras habiter au manoir ? demanda Bruce.
— Ce n’est pas un peu rapide ?
— Nous ne sommes pas des étrangers, Dick. Et tu as ta chambre. »
Dick se demanda s’il devait insister pour qu’ils déménagent ensemble dans une chambre différente. Pour la symbolique. Sinon, c’était lui qui finirait par s’installer dans celle de Bruce, c’était clair, et d’accord, c’était un fantasme. Mais maintenir l’équilibre entre eux était plus important.
Il laissa le sujet de côté, il serait bien temps de l’aborder lorsque le fait de se retrouver toujours dans le même lit deviendrait inévitable.
(À un moment, la réalité le rattraperait, il en était certain, et ce calme qui l’habitait s’effondrerait.)
Dick donna son assentiment et le regard de Bruce se fit plus clair.
« Que dit-on à Damian et Tim ? demanda Dick. Et Alfred ?
— Alfred est au courant de ma démarche. »
Dick eut un temps d’arrêt et secoua la tête mentalement. C’était embarrassant au possible, mais logique.
« Je voulais te proposer de partir quelques jours, dit Bruce. Le temps de s’ajuster.
— Et leur en parler au retour. »
Bruce hocha la tête.
S’accorder un peu de temps, partir rien qu’avec Bruce… Dick sentit un sourire irrépressible naître sur ses lèvres. Il commençait à y croire. Vraiment.
Damian, immobilisé, ne pourrait se mettre dans des situations impossibles, ils laisseraient Gotham à Tim et Batwoman – ce ne serait pas bien différent des fois où Dick était pris par la JLA. Sauf que ce serait des vacances. Des vraies vacances. Avec Bruce.
« Où ? demanda-t-il.
— Je pensais à Cape Cod. Tu en parlais et cela fait longtemps. »
Ça faisait plus que longtemps. Dick était à peu près sûr que la maison n’avait pas reçu de visite depuis la dernière fois où ils s’y étaient rendus, l’année de ses 17 ans.
« Est-ce que la maison est seulement habitable ?
— Elle est entretenue. Et je l’ai fait ouvrir la semaine dernière. »
Dick laissa échapper un rire, un reflet de sa joie qui s’éveillait.
« Je ne sais même pas pourquoi j’ai posé la question. On part quand ?
— Quand tu le souhaites. »
Dick haussa les sourcils, soudain charmé. C’était déstabilisant.
Il se sentait comme une poule devant un couteau.
« Tout de suite, dit-il testant l’eau. Dormir c’est surfait. On prend la R8 et je te laisse conduire un peu ? »
Bruce n’eut pas la décence d’avoir l’air pris de court.
« Tu n’as apparemment pas l’intention que nous emportions de bagages. »
Dick rit à nouveau. Les bulles de champagnes revinrent danser dans sa tête.
« On a besoin du strict nécessaire, et un costume de Batman au cas où et puis c’est tout. On peut se procurer le reste sur place.
— Dans ce cas… »
Bruce se leva et le tira avec lui. Dick suivit. Maintenant qu’ils étaient face à face, la réalité de la situation le frappa. Les yeux de Bruce ne cachaient rien. Ce n’était pas un désir que Dick surprenait à la dérobée et dont il n’avait pas le droit de parler.
C’était le regard de Bruce sur ses lèvres, insistant, puis croisant le sien. Intense. Dick frissonna.
« Je n’ai même pas le droit à un baiser ? » demanda-t-il, sourire en coin, tremblant, qui disparut aussitôt.
Bruce ne répondit pas. Il caressa la joue de Dick. Se pencha.
Dick rêvait de ce baiser depuis plus de dix ans.
Les lèvres de Bruce frôlèrent les siennes, se posèrent, douces. Brèves.
Bruce s’écarta.
« Dépêchons-nous. »
Lorsqu’il lâcha la main de Dick, la sienne tremblait.
¤
Ils laissèrent un message à Barbara et un à Tim avec des instructions, écrivirent un mot à Damian et Alfred, emportèrent les sandwichs d’Alfred et autant de biscuits que Dick put en dérober. Ils casèrent leurs bagages comme ils purent dans la voiture. Dick conduisit pour les deux premières heures. Bruce somnola jusqu’au lever du soleil. Ils s’arrêtèrent pour le regarder.
Dick s’imposa contre Bruce, testant cette nouveauté entre eux.
Bruce passa un bras autour de sa taille et l’étreignit sans quitter l’Atlantique du regard. Une fois le soleil levé, il l’embrassa sur la tempe et prit le volant. Dick s’endormit, une main audacieuse sur son genou. Il se réveilla lorsque la voiture s’arrêta. La tête un peu cotonneuse, il se frotta les yeux.
« On est arrivés, dit Bruce
— Tu as conduit tout le reste du trajet, protesta Dick d’une voix râpeuse.
— Excellente déduction. »
Du sarcasme de si bon matin, quelqu’un était de bonne humeur.
Effectivement, Bruce lui accorda un sourire léger.
Dick se redressa et sourit à son tour lorsqu’il vit la maison au bord de la plage, l’océan un peu agité par le vent et le ciel majoritairement bleu. L’été indien de Cape Cod.
Ça lui avait manqué.
Bruce déclencha l’ouverture automatique de la portière et sortit de la voiture. Dick l’imita et s’étira.
« Je vais mettre la voiture au garage, déclara Bruce. Je te rejoins dans un instant. J’ai éteint l’alarme. »
Il lui tendit la clef de la maison. Dick la prit et ramena leur peu de bagages dans l’entrée. Il retira ses chaussures et abandonna tout là, entreprit d’explorer à nouveau des lieux familiers.
Le séjour était identique à son souvenir. Quelqu’un avait rempli les placards et le frigo.
Il monta à l’étage, alla ouvrir la porte de la chambre qu’il avait occupée autrefois. Le lit était fait et la chambre vide. Il n’y avait jamais rien accroché aux murs. Trois ou quatre livres avaient été abandonnés sur une étagère. Les titres ne lui disaient rien.
Ils ne restaient jamais assez longtemps pour que s’y installer vraiment vaille le coup, un week-end par-ci, quelques jours par-là. Mais Dick avait toujours eu de bons souvenirs ici.
Il referma la porte derrière lui et attendit Bruce qui remontait l’escalier avec les sacs.
Dick alla ouvrir la plus grande chambre, celle où Bruce dormait d’ordinaire. Il y pénétra pour laisser la place à Bruce.
Le lit était fait là aussi, le reste de la chambre était tout aussi vide que la précédente. Bruce posa les sacs à droite de la porte.
Dick allait proposer qu’ils aillent manger quelque chose lorsqu’il se rendit compte que Bruce le regardait.
Il se souvint.
Soudain conscient, embarrassé, à l’idée d’être dans la même chambre que Bruce, leurs bagages rassemblés-là, il baissa les yeux. C’était ridicule. Ça n’avait pas de sens. Bien sûr qu’ils allaient partager un lit et pourquoi… pourquoi Dick ne bondissait pas ? Pourquoi, d’ailleurs, Dick ne l’avait pas attaqué dès Gotham ? Il aurait dû lui sauter dessus. Ne pas supporter l’idée des six heures de voiture jusqu’à Cape Cod, pas avant d’avoir reçu l’assurance physique, sexuelle, que Bruce était sérieux.
« Dick. »
À contrecœur, il releva les yeux. Bruce avait l’air si calme.
« Est-il trop tard ? » demanda-t-il à nouveau.
Dick croisa les bras sur sa poitrine, le souffle soudain court.
…trop tard ?
« Peut-être ? » souffla-t-il.
Quelque chose s’éteignit dans le regard de Bruce, et chacune des cellules qui constituait Dick se rebella, et ça ne pouvait pas être vrai, ça ne pouvait pas être trop tard, parce qu’y penser le tuait et…
« Non, dit-il d’un ton urgent. Non, non, non, non… »
Et en trois pas il saisissait la chemise de Bruce et appuyait le front sur son épaule et inspirait son odeur, ça faisait trop mal et trop envie, ça ne pouvait pas être trop tard.
Bruce se tenait tout droit.
Qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi ça ne clique pas ? Pourquoi c’est bizarre et si peu naturel ?
« Ce n’est pas trop tard, fit Dick, parce que parler il savait faire et peut-être, peut-être qu’il rattraperait le désastre, et que Bruce lui reviendrait. Trop tard, ce n’est pas possible, mais peut-être, trop longtemps ? Je suis rouillé. »
Il lâcha un petit rire désespéré.
« Complètement rouillé, Je crois que je n’arrive pas à m’y faire et… Tu es mort, tu sais ? Et avant ça, déjà, j’avais tellement décidé de ne plus me laisser bouffer par toi – tu sais que Babs a refusé qu’on se marie à cause de toi ? Elle avait raison, ce n’était pas juste pour elle, elle m’a dit… qu’elle et moi on s’empêchait de grandir, qu’ensemble on redevenait des adolescents. Et que tant que tu serais aussi présent dans ma tête, rien ne marcherait jamais. Elle avait raison. »
Bruce appuya une main dans son dos. Dick ferma les yeux à s’en faire mal.
« J’ai fait tout ce que j’ai pu, pour accepter notre statu quo pour de vrai.
— Tu m’as poussé vers Selina. »
La voix de Bruce le surprit un instant. Dick hocha la tête.
« J’aime bien Selina. Elle, j’aurais pu… j’aurais accepté. Et ça m’aurait aidé. Mais en fin de compte ça n’a pas marché et ensuite tu es mort. Et ça, ça casse tout espoir pour de vrai. »
Il inspira.
« Je croyais que je mourrais avec toi. J’ai toujours cru que je serais incapable de te survivre longtemps. »
La main dans son dos se fit plus pressante, poussa Dick plus fort contre le corps de Bruce. Ils n’avaient pas besoin de parler pour comprendre, ce n’était pas une déclaration dramatique mais un fait – Dick avait eu des tendances suicidaires, tendance à se jeter tête la première dans le danger lorsque sa vie sombrait. Et la mort de Bruce était un naufrage, âmes, corps et biens. « Mais Gotham avait besoin de moi et je n’allais pas abandonner Gotham, et puis Tim avant que, qu’il… et Alfred. Et avant de comprendre, j’étais Batman et c’est Damian qui avait besoin de moi. »
La main de Bruce remonta sur sa nuque.
« Ça va bien, en ce moment, tu sais ? On a trouvé un équilibre, on n’a jamais été une famille aussi stable depuis, depuis… Alfred, toi et moi au manoir. Je flippe, réalisa-t-il soudain. Je suis terrifié à l’idée que ça s’effondre, encore une fois, et si on change les choses, si on trouble le statu quo, on prend un risque. On n’a pas le droit de faire ça à Tim et Damian, et de le refaire à Alfred.
— Tu ne me crois pas. Lorsque je te dis que je ne changerai pas d’avis.
— Bien sûr que si. Tu es un roc. Une fois ta décision prise, tu ne changes pas d’avis.
— C’est pourtant ce que j’ai fait à notre sujet. »
Dick fronça les sourcils.
« C’est différent. Ce sont les circonstances qui ont changé. J’ai grandi. Tu n’es plus responsable de moi. Ça, ça ne peut plus changer. Et quelles que soient les autres raisons qui te bloquaient, tu as dû juger que j’étais désormais capable de les gérer. Tu ne changes pas d’avis, tu t’adaptes.
— Alors le problème vient de toi. C’est de toi, dont tu doutes. »
Dick secoua la tête et s’écarta un peu. Il voulait le regarder dans les yeux. Bruce glissa les mains sur ses hanches. Dick sentit une pointe de désir lui saisir le ventre.
« Je ne crois pas que ce soit rationnel.
— Traumatique, dit Bruce. Contrairement aux apparences, tu ne t’es pas remis de notre séparation.
— Toi oui ? » lui demanda Dick, sincèrement curieux.
Il ne répondit pas tout de suite. Dick superposa ses mains à celles de Bruce.
« Je maîtrise la situation. »
Tu m’étonnes, songea Dick, tu m’as à Gotham, dans ton costume, ton fils accroché à ma cape. Et probablement bientôt installé au manoir.
« Pourtant tu te tiens à distance, lui fit-il tout de même remarquer. Tu n’as même pas réussi à m’embrasser pour de vrai. »
Un silence, Bruce pinça les lèvres. Son regard s’assombrit étrangement et Dick sentit les mains sur sa taille devenir plus fermes.
« Dick », dit-il, puis il se tut.
Dick retint son souffle.
Le désir dans les yeux de Bruce.
Oh.
Il comprenait mieux le baiser chaste, les mains tremblantes de la veille. Ce qu’il avait cru surprendre dans son regard alors n’était qu’un pâle reflet. Une explosion contenue.
Tu te maîtrises encore.
C’était grisant, toute cette chaleur, toute cette passion retenue. Pour Dick. Juste pour Dick. Il la voulait. Il la voulait tout entière. Il voulait que Bruce se livre entièrement, il voulait des bleus sur ses hanches, la trace de ses doigts sur son corps ; il voulait des suçons violacés sur sa peau et ne pas se relever après l’acte.
Il voulait, imprimé sur lui, la preuve de son pouvoir sur Bruce.
Se savoir capable de percer, déchirer, détruire son sang-froid, qu’un mot, un geste de sa part et toute cette belle maîtrise s’effondrerait.
Et lorsque Bruce s’affolerait des marques laissées, Dick l’embrasserait doucement, le rassurerait, lui montrerait tout ce qu’il l’aimait. Ils referaient l’amour, lentement cette fois – et sa passion désormais soulagée, Bruce serait tendre, si tendre que Dick en mourrait entre ses bras.
Il le voulait. Il désirait Bruce si fort qu’il allait exploser.
Dick se libéra et recula de quelques pas.
« Tu as besoin que je commence ? » demanda-t-il.
Bruce ne répondit pas. Il avait les doigts crispés, comme s’il serrait encore les hanches de Dick.
Dick, tout près du lit, se mit dans la position de défense lâche de l’aïkido. Il croisa le regard de Bruce.
Viens me chercher.
¤
Rétrospectivement, ne plus pouvoir bouger n’était pas forcément pratique. Mais Dieu que c’était bon. Dick avait embrassé Bruce jusqu’à ce que son regard coupable et alarmé disparaisse.
« Je me suis jamais senti aussi bien », murmura-t-il à son oreille.
C’était encore mieux que de sauter de la stratosphère en parachute.
Il déposa un baiser sur le suçon qui apparaissait sur la gorge de Bruce, puis enfouit la tête dans son cou avec un soupir de contentement.
Bruce n’avait cessé de le toucher d’une façon ou d’un autre depuis qu’il s’était effondré à ses côtés. Ses mains le caressaient, inlassablement.
« On aurait pu faire ça depuis des années, marmonna Dick. Si tu n’étais pas têtu comme une mule.
— Ce n’était pas le bon moment », répondit Bruce avant de se racler la gorge.
Il avait la voix rauque. Dick sourit de satisfaction.
« Qu’est-ce qui a fait que c’est désormais le bon moment ? » demanda-t-il, parce qu’il allait lui tirer les vers du nez, qu’il le veuille ou non.
Bruce lâcha un petit soupir, affectueux et résigné. Dick eut envie de se frotter contre lui pour lui dire : tu es complètement à ma merci, mais je n’en abuserai pas. Du moins pas trop.
« Ta convalescence.
— Mmmh ? »
Dieu que ça avait été gonflant. Bruce avait tout juste été de retour et Dick s’était retrouvé interdit de sortie. Tout ça parce que Black Glove lui avait tiré une balle dans la tête. Pfff.
Ils s’étaient installés au manoir quelques semaines, tout le monde jugeant que Dick y serait plus au calme. Et Bruce avait eu besoin de s’adapter aux changements, de rattraper tout ce qui s’était déroulé pendant son absence. Il avait passé ses journées et ses nuits à lire les rapports, les journaux.
Dick s’était plus ou moins imposé dans le canapé du bureau de Bruce pour lire aussi et râler et le distraire.
« Cela m’a rappelé autrefois. Toi à mes côtés pendant que je travaille. J’ai eu… » La main de Bruce cessa ses caresses, se pressa contre la taille de Dick. « J’ai souhaité que ça ne change plus.
— Oh. Moi qui pensais que tu avais enfin remarqué que j’avais grandi.
— Ça aussi. »
Il y eut un silence.
« Et il t’a fallu tout ce temps pour te décider ? demanda encore Dick.
— J’avais des choses à régler. Et besoin de réfléchir. »
Dick laissa encore passer quelques minutes.
« Tu es certain que tu vas rester, maintenant ?
— En grande majorité.
— Et dans ce cas…
—Dick. »
Bruce bascula sur lui, les deux bras encadrant sa tête
« Chut », dit-il sur ses lèvres.
Dick se tut.
¤
Ils passèrent les deux jours suivants dans la chambre, en grande partie. Ils ignorèrent les appels indignés de Damian et organisèrent leurs patrouilles futures, le fonctionnement de deux Batman dans une seule ville.
« Dans l’ensemble, ça voudra dire qu’il y aura toujours un Batman à Gotham, songea Dick à haute voix. Tu seras là quand la JLA aura besoin de moi, je serai là quand tu auras besoin de bidouiller dans le monde. »
Ils auraient des ratés, au début, certainement. Mais ça finirait par marcher.
« On ne peut pas décevoir Tim sur notre fonctionnement quasi télépathique ! »
Ils pourraient soulager un peu Barbara, qui aurait plus de temps à accorder aux Birds of Prey. Assis entre les jambes de Bruce dans leur lit, Dick dessina plusieurs esquisses de nouveaux costumes avant de s’appuyer contre son torse avec un soupir.
« Peut-être qu’il vaudrait mieux qu’on garde le même. Tant qu’on n’est pas l’un à côté de l’autre, ceux qui ne nous connaissent pas trop ne verront pas la différence, c’est peut-être plus intéressant de garder un effet de surprise. J’ai convaincu Harvey que j’étais toi, tu sais.
— Rassurant. »
Dick lui donna un petit coup de coude.
« Qu’est-ce que tu en penses ?
— L’effet de surprise me semble intéressant à exploiter. Mais si tu le souhaites, nous pouvons altérer ton costume petit à petit.
— On verra, quoi. »
D’un commun accord, ils décidèrent que Dick rentrerait seul à Gotham. Bruce n’avait besoin de rien de ce qu’il avait laissé à l’appartement.
Il estimait son absence d’une durée de trois semaines. Dick s’occuperait de les déménager pour de bon au manoir.
« Je garde ma chambre pour le moment », déclara-il d’un ton ferme.
Bruce n’émit pas d’objection.
Un jour, Dick s’habituerait à cette liberté décisionnelle qu’il lui laissait.
¤
Dans certains cas, Dick ne croyait pas au fait de ménager les gens. Il avait réfléchi, longuement (ou du moins, pendant les six heures de Cape Cod-Gotham) à la meilleure façon d’annoncer les choses à Tim comme à Damian.
Le mieux était encore d’y aller comme le sparadrap, un coup sec. L’un et l’autre aurait le temps de digérer les diverses nouvelles avant le retour de Bruce (bien sûr, ça n’empêcherait pas Tim d’aller réclamer plus de détail à son père, mais… l’idée était là).
Mais d’abord, il y avait Alfred.
Alfred qui, Dieu merci, savait déjà par Bruce (et qu’est-ce que la conversation avait dû être intéressante) et qui avait certainement déduit sans difficulté les raisons de leur escapade soudaine.
Lorsque Dick eut le courage de croiser son regard pendant que Damian récriminait, il y trouva un sourire paisible. Un peu plus tard, Alfred lui pressa l’épaule doucement et le sujet fut clos.
Puis il y eut Tim. À la fois le plus facile et le plus difficile. De Damian il attendait une réaction négative à toutes ses annonces.
Pour Tim, il la craignait dans un cas particulier.
Dick attendit la fin d’une patrouille et rejoignit Tim dans son appartement de Crime Alley. Il accueillit l’idée du retour de Bruce avec jubilation, s’arrêta un instant pour s’informer d’un air inquiet de l’avenir de Dick, puis le serra spontanément dans ses bras lorsque ce dernier le rassura sur le sujet. Dick profita du câlin sans aucune vergogne, juste avant de repousser doucement Tim.
« Il y encore autre chose, dit-il. Assieds-toi. »
Tim réagit au ton grave en figeant son expression, puis en obéissant.
« Quand j’avais ton âge, j’étais fou amoureux de Bruce », déclara Dick.
Les yeux de Tim s’écarquillèrent de façon alarmante, Dick enchaîna sans lui laisser le temps d’intégrer l’information.
« C’était plus ou moins réciproque. Et c’est resté en l’état. Pendant son passage ici, on a décidé que nous étions désormais suffisamment matures pour assumer. On est ensemble. »
Tim le fixa dans un silence de mort, le regard reflétant une parfaite incompréhension. Il ouvrit la bouche, aucun son n’en sortit. Dick avala sa salive difficilement.
« … ensemble ? » dit enfin Tim d’une toute petite voix, suite à quoi il se racla la gorge.
Dick hocha la tête.
« Oh, fit Tim. …Oh. Je, je n’avais, je. Oh. »
Silence.
« Mais tu as failli épouser Kory. Et Barbara. »
Il avait prononcé les mots d’une voix perdue.
« Failli est le mot-clef, je crois, dit doucement Dick.
— Oh. Woah. »
Tim se frotta les tempes vigoureusement.
« Je… ok. …Alors quoi, quand vous vous engueuliez, c’était de la tension sexuelle ? »
Il prit une expression horrifiée.
« Oublie. Je n’ai rien dit. Je… je vais avoir besoin d’un peu de temps pour… dit-il, les yeux fuyants. Je n’avais jamais… Vous êtes ensemble. Et donc, c’est. Nouveau. »
Dick hocha la tête.
« On n’en avait jamais parlé jusqu’ici. On savait. Mais on a, enfin, Bruce avait décidé de faire comme si de rien n’était et j’avais pas le courage d’insister. …Est-ce que tu vas… ça va aller ? »
Tim le regarda à nouveau et hocha la tête.
« C’est un choc, admit-il. Mais ça va aller. Je ne vais pas vous renier. »
Il eut un petit sourire, et Dick sentit un poids s’envoler.
¤
Dick déclara d’abord à Damian qu’ils déménageaient au manoir, nouvelle qu’il accueillit positivement. C’était le manoir Wayne, la demeure ancestrale. Pour Damian, il s’agissait d’une raison suffisante.
L’idée que son père serait également là passa beaucoup moins bien. Dick eut du mal à le calmer – non, Bruce ne l’empêcherait pas d’être Robin, oui, Dick restait Batman. Non, ce n’était pas une conspiration ourdie dans le but unique de pourrir la vie de Damian.
Quant à la dernière annonce, celle que Dick redoutait le plus, elle lui valut un long silence contemplatif. Damian, les yeux plissés, le regarda intensément. Puis, d’un ton songeur, déclara :
« Je comprends mieux pourquoi ma mère te déteste ainsi. »
C’était un point de vue. Damian sembla se satisfaire de la conversation et ne revint plus dessus, intégrant ce changement avec une facilité qui perturba Dick et le convainquit que ça lui reviendrait dans la figure à un moment ou un autre.
(Dick refusa de traquer Jason afin de lui faire part de ce développement, s’il avait envie de savoir ce qu’il se passait dans la famille, il n’avait qu’à venir voir lui-même.)
Barbara accueillit la nouvelle calmement. Elle hocha la tête brièvement, lui fit signe de s’approcher. Elle l’enlaça et Dick la serra aussi fort qu’il pouvait.
« Avec ça, si tu n’arrives toujours pas à être heureux, lui dit-elle, je te bosse les fesses. »
Il repoussa le moment d’en parler à Wally, Roy, Donna et Garth. Aussi fort qu’il les aimait, ils faisaient partie du monde extérieur et Dick n’était pas encore tout à fait prêt à en ouvrir la porte.
¤
Deux semaines et demi plus tard, une alliance incongrue entre Firefly, le docteur Hugo Strange et Scarecrow mit Gotham à feu et à sang – pas la pire crise qu’ils aient connue, suffisamment importante pour réclamer la présence du clan à son presque complet.
Il leur fallut trois jours pour commencer à contrôler la situation. Son équipe éclatée dans tout Gotham, Dick s’était retrouvé à se battre seul contre les sbires de Firefly lorsqu’une ombre familière atterrit soudain à ses côtés.
Dick se mordit la lèvre.
« Bienvenue à la maison », lança-t-il.
Il eut le temps de voir Bruce esquisser un sourire, sentit la pression de sa main sur la sienne, puis sans un mot, ils repartirent à l’attaque.
(fin)
Notes :
− Damian complote des tas de trucs dans sa tête. Dick a raison de s’inquiéter un peu. (Mais c’est majoritairement bénin)
− Tim va avoir plus de mal à s’y faire que prévu. J’aimerais écrire une petite suite de son point de vue (histoire de me retrouver encore avec 15 000 mots surprise).
− À l’origine, Bruce enchaînait la conversation du retour au manoir et celle où ils se mettent ensemble. J’ai envisagé un instant de le faire renverser par une voiture quand il a sorti à Dick : « Sois encore un peu patient. »
− La maison de Cape Cod est directement tirée du Silver Age, où ils vont officiellement en week-end à la mer. À un moment ou un autre, j’ai décidé qu’elle était à Cape Cod (je croyais que je l’avais décidé pour cette fic-ci, mais hier je me suis rendu compte que j’y avais déjà fait référence dans une autre fic en cours, commencée il y a quelques mois)
− La première scène fait directement suite à l'arrivée de Damian chez les Teen Titans (le fichier, jusqu’à aujourd’hui, s’appelait encore « post titans 89 »)


− Dick ne sent pas chez lui à l’appart, et on nous le fait savoir :

− La voiture de Dick est très exactement une R8 Quattro :

− Je suis honnêtement mitigée au sujet de cette histoire, je l’ai écrite avec moins de satisfaction que d’autres, je n’ai pas réussi à avoir une vision globale des choses, et surtout, j’ai cette conviction profonde que cette fic n’est qu’un reflet de ce que je voulais vraiment écrire, un patchwork mal cousu de pleins de trucs dont j’avais envie de parler. Mais si je passe encore 48h dessus, je vais décider de l’oublier au fond de mon disque dur et, zut, j’y ai quand même passé du temps et du chouinage. :p
J’espère quand même ne pas m’être pas trop perdue en cours de route et que vous avez passé un bon moment :)
− La prochaine fois, j’essaierai d’écrire ce qu’il se passe après la mise en couple. Les gens ont des choses à dire !
Merci d’avoir lu ♥
14 700 mots
VUS !
Qui ? Le clan Wayne au complet, dans leur glorieux célibat, en train de déjeuner chez Gatsby’s.
Bruce, revenu de ses tribulations internationales – on ne sait pas pour combien de temps. Qui saura le ramener pour de bon dans notre ville ? La chasse est ouverte !
Richard, toujours aussi sexy à jouer les pères célibataires avec le petit dernier de Bruce. On lui en ferait bien un à lui tout seul !
Et notre petit chouchou, Timothy, à nouveau libre depuis que la rumeur de ses fiançailles a été officiellement démentie. Mesdemoiselles, au travail !
(Gotham Gazette, section gossip)
¤
Trois jours plus tard, Damian et Tim se firent enlever. Le premier devant la tour Wayne, le second en bas de son appartement. Une voiture noire à chaque fois, sans immatriculation, dans laquelle ils avaient été poussés sans ménagement.
D’après des témoins, le véhicule dans lequel Damian avait été enfermé avait dévié dangereusement de la route au moment de démarrer.
De toute évidence, Damian ne s’était pas laissé faire.
Dick se trouvait sous la douche lorsque c’était arrivé. Alfred était venu le chercher en catastrophe, le portier de la tour avait immédiatement averti la sécurité, qui avait prévenu Bruce et Lucius. Entretemps, la nouvelle de l’enlèvement de Tim leur était également parvenue.
Oh, bordel, pas ces deux-là, fut la première pensée de Dick.
Il n’eut aucun mal à jouer l’anxiété et le désarroi lorsque Gordon débarqua en personne à l’appartement. Bruce s’était assis à côté de Dick dans le canapé et affichait une expression sombre appropriée.
Ils répondirent aux questions d’usage, puis le commissaire serra la main de Bruce, tapota l’épaule de Dick, salua Alfred et leur promit qu’il faisait tout son possible.
« C’est Falcone, déclara Dick immédiatement. C’est forcément lui.
— C’est probable, mais on ne doit pas tirer de conclusions hâtives.
— Il doit espérer faire pression sur Batman, maintenant qu’il a des liens officiels avec les Wayne. »
Bruce ne répondit pas mais il se dirigea vers l’ascenseur.
« Alfred, si l’on nous demande, nous ne souhaitons être dérangés par personne.
— Je me ferai un plaisir d’expliquer votre désespoir, Maître Bruce. »
Dick le suivit et ils descendirent au batbunker.
« La situation semble te stresser, remarqua Bruce lorsqu’ils se retrouvèrent en bas. Je ne pense pas qu’il y ait à s’inquiéter. Il s’agit de Tim et Damian. »
Dick ricana et s’installa immédiatement à l’ordinateur pour lancer les premières recherches et contacter Barbara.
« Je stresse parce qu’il s’agit d’eux, justement. La dernière fois qu’ils se sont retrouvés seuls, Damian a coupé le câble de Tim pendant qu’il était en plein saut et Tim lui a tapé dessus en oubliant qu’il s’agissait d’un gosse de 10 ans, certes psychotique, mais… Je préférerai que ce soit n’importe qui d’autre que Tim et Damian. Il vaudrait mieux Jason et Tim. Mais pas Jason et Damian. Et oui, je suis conscient que le dénominateur problématique, c’est Dam…
— Dick. »
Bruce fit tourner le siège. Dick leva les yeux vers lui.
« Tu le sous-estimes. Et tu sous-estimes les progrès qu’il a faits sous ta tutelle. »
Bruce pressa une main sur son épaule. Impulsivement, Dick laissa retomber la tête contre lui, inspira profondément l’odeur de Bruce et ferma les yeux. La main de Bruce glissa sur sa nuque, presqu’une caresse.
« Qu’est-ce qui t’as pris de vouloir un gosse comme partenaire, et en plus de récidiver ? » marmonna Dick.
Il sentit un léger tremblement secouer le corps de Bruce, un rire contenu. Il esquissa un sourire, puis Barbara les appela et ils se mirent au travail.
¤
Douze heures plus tard, Bruce et Dick arrivaient près d’un entrepôt pour voir Tim et Damian en sortir, Damian sur le dos de son aîné.
« Damian en a eu marre de vous attendre, déclara Tim. Il s’est cassé la jambe.
— Je n’ai besoin de personne pour me sauver !
— De toute évidence.
— Si tu avais fait des efforts au lieu de jouer les martyrs… !
— Je suis censé marcher avec des béquilles, tu te souviens ? »
Dick secoua la tête et récupéra Damian avec précaution. Ce dernier crispa les doigts sur ses épaules mais refusa d’émettre la moindre plainte.
« Direction Leslie », déclara Dick.
Bruce resta pour veiller que les kidnappeurs, sans plus de doutes à la solde de Falcone, ne s’échapperaient pas avant l’arrivée de la police. Il les rejoignit à la clinique pendant qu’ils attendaient le résultat des radios de Damian, avec les béquilles que Tim avait abandonnées à l’entrepôt.
Tim les reprit un peu à contrecœur.
« Encore quelques mois et tu devrais pouvoir t’en débarrasser, fit Dick, compatissant.
— J’ai toujours dit que ton plan était idiot, marmonna Damian, un peu pâle.
— J’envisage de sortir la carte de la guérison miraculeuse.
— Miraculeuse ?
— C’est d’avoir vu mon petit frère en danger. Ça m’a donné des ailes.
— Je ne suis pas ton petit frère ! »
Bruce pressa doucement les doigts dans le dos de Dick.
« Tu vois, il n’y avait pas à s’inquiéter. »
¤
« Est-ce que tu trouves que Bruce agit bizarrement ? » demanda enfin Dick.
Tim lui tenait compagnie pendant la patrouille. Damian était confiné à son lit (mais ne laissait à personne oublier sa présence) et Bruce avait des plans diaboliques à organiser à partir de l’ordinateur. C’était le moment idéal.
Tim lui jeta un regard de côté.
« Pas particulièrement… pourquoi ? »
Dick sauta de l’immeuble pour se donner quelques secondes. Tim le rejoignit de l’autre côté.
« Tu ne le trouves pas plus… affectueux ? »
Tim haussa les épaules.
« Il est dans ce que tu appelles sa Phase Positive, non ? »
Mais cette phase était vraiment très positive. De façon un peu inquiétante. Du moins c’était l’opinion de Dick.
« Mais tu n’as pas l’impression que c’est un peu exacerbé ? »
Tim secoua la tête puis le regarda d’un air curieux.
« Qu’est-ce qui te fait dire ça ? »
Il me touche beaucoup. Il est encourageant. Tout le temps. Il fait des compliments. Est-ce que j’ai dit qu’il me touchait beaucoup ?
« … c’est rien, je crois que je m’étais tellement fait à sa Phase Négative pré-pseudo-mort que je psychote. »
Tim n’était pas dupe, Dick le savait, mais là où, plus jeune, il aurait poussé jusqu’à obtenir les informations qu’on ne voulait pas lui donner, cette fois il choisit la voie diplomatique.
« Tu sais ce qui est bizarre ? C’est que Bruce m’a dit que tu voulais reprendre l’université. »
Ou pas.
¤
L’humeur de Damian rendait la vie à l’appartement relativement insupportable. Deux jours après le « sauvetage » de Tim et Damian, le peu de patience de Bruce envers son fils biologique s’était épuisée et Alfred parlait d’aller faire le ménage au manoir. De fond en comble.
Dans une tentative de conciliation, Dick autorisa Damian à descendre au batbunker pendant qu’il s’entraînait.
« Qu’est-ce que ça change ? grommela-t-il une fois installé. Je ne peux rien faire.
— Je t’ai menacé de t’apprendre la capoeira, ça me parait le moment idéal.
— Je ne vois toujours pas ce que ça va m’apporter. Aussi, Grayson, au cas où tu l’aurais oublié, je ne peux pas bouger ! »
Dick leva les yeux au ciel.
« Tu vas regarder, petit génie. Et regarde bien, parce que tu as un test pratique dès que tu es à nouveau sur tes pieds. »
Damian émit un petit « Tss » dédaigneux mais il cessa de protester et Dick commença à s’échauffer. Il était persuadé que la capoeira serait le meilleur moyen pour Damian d’apprendre à mieux contrôler ses mouvements et ses coups.
Pendant une heure il découpa ses mouvements afin que Damian intègre les bases. Tim arriva avec son ordinateur portable pendant qu’il accélérait petit à petit, lui fit un petit signe et s’installa sur une table non-loin. Il était retourné à son appartement dès la deuxième nuit de Bruce à Gotham mais il venait faire ses recherches au batbunker. Dick espérait que ça continuerait. Et s’il acceptait (quand il accepterait ?) de retourner au manoir, peut-être que l’attrait de la batcave serait suffisant pour Tim…
Bruce descendit lorsque Dick décida de s’arrêter. Il s’était mis en tenue d’entraînement lui aussi et s’approchait du tatami.
« Besoin d’un partenaire ? » demanda-t-il.
Dick s’étira avec un gémissement.
« Forcément, tu attends que je sois bien fatigué pour me provoquer en duel. C’est bas.
— Je n’ai jamais proposé de duel.
— Tu as peur de te faire battre ? »
L’expression de Bruce lui rappela tellement celle de Damian, soudain, que Dick ne put retenir un rire.
En silence, Bruce monta sur le tatami et salua. Encore euphorique de sa séance de capoeira et anticipant le combat à venir avec enthousiasme, Dick salua à son tour et se mit dans une position de défense de krav maga.
Bruce haussa les sourcils, Dick lui offrit un sourire moqueur.
En général, le premier à attaquer était Dick. Et il n’utilisait le krav maga qu’en dernier recours, il n’aimait pas ce genre de corps à corps aussi direct. Ça lui demandait de trop garder les pieds à terre.
Bruce accepta le défi et attaqua le premier.
Dick aurait été incapable de dire combien de temps dura le combat. Ça faisait tellement longtemps que Bruce et lui ne s’étaient pas entraînés ensemble, des siècles ; il faisait durer le plaisir. Il n’était pas le seul.
Le « duel » n’était rien d’autre qu’une danse, une démonstration, la joie d’avoir un adversaire, un partenaire qui savait d’instinct quel serait le prochain mouvement. Bruce le portait presque lorsque Dick s’appuyait sur lui pour sauter dans les airs, leurs coups n’étaient que des feintes.
Dick souriait comme un maniaque.
Lorsqu’à regret, ils intensifièrent le combat pour y trouver une fin, Dick lutta sans merci, Bruce répondit coup pour coup.
Un an plus tôt, Bruce connaissait le style de Dick par cœur. Un an plus tôt, Bruce aurait trouvé la faille.
Mais Dick avait dû changer, s’adapter en devenant Batman. Et Bruce n’avait pas encore eu le temps de s’y habituer.
Dick sauta comme si une cape l’alourdissait, comme si un masque réduisait sa vision. Il n’était pas là où l’attaque de Bruce l’attendait. La surprise ne dura qu’un dixième de seconde. Cela suffit pour que Dick l’achève. À genoux, un doigt léger pressé contre le point vital des côtes, il leva les yeux. Croisa le regard de Bruce.
Ce dernier, essoufflé, autant que Dick, la même chaleur au fond des yeux, hocha la tête.
Dick relâcha toute la tension de son corps et se laissa tomber sur le dos avec un rire de victoire.
« Tu sais que ça ne marchera pas deux fois, remarqua Bruce.
— Ooooh, laisse-moi en profiter un peu !
— Ce n’est pas la première fois que tu me bats en entraînement. »
Dick se redressa pour croiser à nouveau le regard de Bruce.
« C’est la première fois depuis ton retour. »
La première fois depuis qu’ils avaient changé, tous les deux.
La première fois que Bruce ne s’y attendait pas.
« Vous me déprimez », fit la voix de Tim.
Dick et Bruce eurent un léger sursaut, ramenés soudain à la réalité. Ils n’étaient pas seuls.
Damian affichait une expression indéfinissable, Tim avait refermé l’écran de son ordinateur et appuyé la tête sur ses mains.
« J’avais vraiment l’impression d’avoir progressé, de m’être rapproché de vous, continua-t-il d’un ton plaintif.
— Tu as énormément progressé, Tim, dit Bruce.
— Pas assez vite. Vous continuez à avancer aussi. Je croyais que vous aviez atteint la perfection, déjà, ou ce qui s’en rapproche le plus. »
Il poussa un soupir de contentement inattendu.
« C’était magnifique.
— Quelle est l’histoire ? demanda soudain Damian, le regard intense.
— Quelle histoire ? fit Dick.
— La vôtre ! Pourquoi mon père t’a laissé devenir Robin ? » Il porta son attention sur Bruce. « Père, comment as-tu su ? »
Dick s’assit en tailleur, regarda Bruce et sourit.
« Je lui ai pas laissé le choix, déclara-t-il.
— Nous nous sommes reconnus », répondit Bruce.
Scié, Dick le dévisagea.
« C’était terriblement sentimental.
— Il n’y a rien de sentimental dans les événements qui nous ont liés.»
L'air sombre, Bruce s'adressa à Damian.
« J’avais besoin de Robin. Tu dois apprendre à reconnaître tes faiblesses. J’ai identifié la mienne, et j’ai accepté Dick – Robin – à mes côtés pour la combler. Dick avait besoin de Batman pour gérer les conséquences de la mort de ses parents.
— Et après il n’a plus jamais réussi à se débarrasser de moi. »
Dick sourit, soudain nostalgique. Tout semblait tellement plus simple, à cette époque. Il n’y avait que Bruce et lui, et Alfred pour s’occuper d’eux. Rien d’autre ne comptait. Ils sortaient le soir en patrouille, bottaient les fesses de leurs adversaires, rentraient à la batcave fiers d’eux et se glissaient dans la cuisine pour piquer des cookies à l’insu d’Alfred. Qui ne faisait que semblant de l’ignorer.
Bruce riait, parfois, à cette époque. Il souriait beaucoup plus. Il était dur – il avait toujours été dur avec Dick, après le fiasco contre Two-Face la toute première année – mais Dick ne doutait pas de sa place auprès de lui, de son affection. Le futur, c’était Bruce et lui, ensemble pour toujours.
« Le Duo Dynamique, dit Tim. Vous étiez incroyables.
— C’est toi qui était incroyable », rétorqua Dick. Puis s’adressant à Damian : « À dix ans, il nous filait et on ne s’en est jamais rendus compte !
— Drake ? »
L’incrédulité dans la voix de Damian lui arracha un sourire ; Tim, perdu dans ses souvenirs, ne prit pas l’interruption en compte.
« Au début, ma théorie, c’était que vous étiez télépathes. Je n’ai jamais vu une telle harmonie.
— Awww, Timmy, tu vas me faire rougir.
— Non, sérieusement, Dick. Vous… »
L’air frustré, Tim les indiqua d’un geste.
« C’est comme ce que vous venez de faire. Vous étiez en synchronisation parfaite. Vous l’avez toujours été. Peu importe le temps que vous passez séparés, vous retrouvez toujours quelque chose, je ne sais pas quoi, et ça… » Il rapprocha ses deux mains l’une de l’autre. « Ça clique. Même quand vous êtes en pleine engueulade. Le Duo Dynamique, répéta-t-il plus bas.
— Alors pourquoi avez-vous arrêté ? insista Damian. Si vous étiez bons à ce point ? Pourquoi ? Ça n’a pas de sens.
— Parce que ton existence à un sens ? » intervint à nouveau Tim.
L’effort pour détourner la conversation était louable, toutefois Damian lui jeta un regard dédaigneux et se concentra à nouveau sur Dick et Bruce. Dick fit un clin d’œil à Tim pour le rassurer.
« Un jour, tu seras trop grand pour ton costume, dit-il à Damian. Tu t’attends à rester Robin toute ta vie ?
— Je suis le fils de Batman, Grayson. Robin n’est qu’un entraînement pour devenir Batman. Mais toi, tu n’avais rien, tu étais Robin et c’est tout. »
Aouuuuch. Damian : 1, Dick : 0.
« C’est tout ?! s’insurgea Tim.
— Je m’en suis pas mal sorti, protesta Dick.
—Tu as pris un nom kryptonien ! »
Indigné, Damian pointa son père du doigt.
« Et tu l’as laissé faire !
— Bruce n’a pas vraiment eu le choix, encore une fois, coupa Dick à la hâte. C’est la vie, Damian. J’ai grandi, j’ai eu besoin de prendre un peu d’indépendance. »
Je suis tombé amoureux de ton père, j’étais terrifié à l’idée qu’il le découvre et qu’il me jette…
« Le Joker t’a tiré dessus », dit Bruce.
Surpris, Dick leva la tête vers lui.
« Quoi ?
— Tu as failli mourir. Suite à cela, je t’ai demandé de cesser d’être Robin. Tu as refusé. J’étais inquiet et tu en as subi les conséquences. Alors tu as commencé à passer plus de temps avec les Teen Titans. Ça ne m’a pas rassuré. »
Dick se souvenait de ça, de s’être fait tirer dessus et de l’engueulade qui avait suivi mais… Il n’avait jamais associé les événements. Plusieurs fois dans sa carrière de Robin, Bruce avait eu des crises de panique où il décidait que cette vie était trop dangereuse pour Dick. Ça lui passait au bout de quelques jours. Dick n’avait jamais accordé d’importance à cette occasion-là…
Il se sauvait chez les Teen Titans pour échapper aux pulsions d’hormones que Bruce provoquait chez lui. Il avait toujours associé l’irritation de Bruce à sa possessivité uniquement, il n’avait jamais imaginé qu’il y avait une autre raison.
Et encore un exemple brillant de communication par le Duo Dynamique ! Applaudissez, mesdames et messieurs. Télépathes, hein ?
Le regard de Bruce lui serrait inexplicablement la gorge.
« J’ai finalement posé un ultimatum et Dick a choisi de quitter le manoir.
— J’avais même pas 19 ans ! Et tu étais désagréable. »
Tu m’as brisé le cœur.
« Certes, reconnut Bruce, laconique.
— Je n’avais jamais su tout ça, dit Tim, sourcils froncés.
— Miracle, ironisa Dick.
— Vous n’en avez jamais parlé.
— C’était il y a longtemps. »
Et jusqu’à peu, c’était encore une plaie béante. La « mort » de Bruce avait remis les choses en perspective.
« Patrouille », déclara Bruce.
Il descendit du tatami en silence et se dirigea vers les vestiaires. Après un moment d’hésitation, Tim le suivit.
« Je n’arrive pas à croire que tu aies quitté mon père pour les Teen Titans », déclara Damian lorsqu’ils furent seuls.
Dick le rejoignit et lui flanqua une pichenette.
« Quand tu réussiras une mission entière sans t’engueuler avec lui au moins une fois, tu auras le droit de parler. En attendant, au lit ! »
Sans aucune pitié et malgré ses protestations, Dick le remonta dans sa chambre.
¤
Dick, Tim et Bruce se séparèrent pendant la patrouille pour couvrir plus de terrain ce soir-là.
Tim avait des obligations pour Lucius le lendemain alors il termina plus tôt que Bruce et lui. Dick fut ralenti par une tentative de lynchage dans un terrain vague ; lorsqu’il revint au batbunker, Bruce était changé et assis devant l’ordinateur.
« Je vais me doucher », annonça Dick.
Il ne reçut pas de réponse.
Dick se lava avec un peu plus de force que nécessaire. Une fois sec, il enfila un jean et un sweat-shirt et sortit des vestiaires. Bruce l’attendait. Il jeta un coup d’œil désapprobateur à ses pieds nus.
L’une des premières règles de la batcave était de ne jamais se promener pieds nus. Alfred désapprouvait parce que le sol était froid et les chauves-souris peu attentives à l’hygiène de leurs voisins humains. Bruce désapprouvait parce qu’il travaillait parfois avec des produits chimiques, entre autres, et qu’on n’était jamais trop prudent.
La règle s’était transmise au batbunker. Dick la respectait un peu moins.
« Alfred a remonté mes chaussures et j’ai oublié de descendre les chaussons. »
Pas de commentaire.
Le silence soudain de Bruce rendait Dick nerveux. En d’autres occasions, ça ne l’aurait pas perturbé plus que cela. Malgré lui, il s’était habitué au comportement plus ouvert de ces derniers temps.
La Phase Positive touchait-elle à sa fin ? Il ne s’était rien passé, pourtant… À part la conversation de cet après-midi, mais… ça ne changeait rien, ils étaient censés avoir dépassé ce stade, dépassé le malaise qui empoisonnait leur relation dès que le sujet était abordé.
Troublé, Dick laissa le silence peser sur eux jusqu’à l’appartement.
Alfred leur avait fait de petits sandwichs.
Par habitude, Dick suivit le couloir qui menait aux chambres et vérifia que Damian dormait (au lieu de chercher à hacker les connexions d’Oracle ou de Tim). Rassuré sur ce point, il retourna au salon. Bruce était devant la baie vitrée. Il avait laissé la lumière éteinte et l’appartement ne bénéficiait que des lueurs de la ville.
Un peu sur la défensive sans vraiment se l’expliquer, Dick alluma l’une des petites lampes de salon. Bruce se retourna, leur regard se croisa.
Oh, oh.
« Dick, j’ai besoin de te parler. »
Oui, c’était bien ce qu’il craignait.
Qu’est-ce qui avait changé entre cet après-midi et cette nuit, seul Bruce le savait, mais de toute évidence, ce n’était rien de bon.
Et ça pouvait être n’importe quoi. Bruce avait pu recevoir soudain des informations Capitales et Sérieuses, déduit quelque chose de dramatique pour leur avenir à tous. Décidé que finalement Dick ne pouvait pas rester Batman. Ou appris qu’une canalisation avait explosé au manoir et noyé la salle de gym.
Dick aimait beaucoup cette salle de gym.
Bruce l’avait fait réinstaller à son arrivée au manoir pour accommoder un trapèze.
Et elle avait survécu au tremblement de terre.
C’était important.
Bruce lui indiqua un fauteuil et s’assit sur le siège voisin après l’avoir déplacé de façon à ce qu’ils soient quasiment en face.
Ça allait être pire encore que ce qu’il pensait.
Dick réprimait difficilement l’envie de dire une idiotie pour relâcher la tension.
Il espérait que Leslie n’avait pas fait de découverte terrible concernant Damian. Qui savait les conséquences de ses années passées dans les laboratoires de Talia ? Tim était rentré chez lui sain et sauf, donc… Jason ? Était-il arrivé quelque chose à Jason ?
« Quelqu’un est mort ? » ne put-il enfin s’empêcher de demander.
Bruce eut un petit sursaut, comme s’il ne s’était pas rendu compte que le silence s’éternisait. Il secoua la tête, une fois.
« Rien de… dramatique. Il est simplement temps de discuter de l’autre raison pour laquelle je suis rentré. »
Oh.
Dick n’arrivait pas à être rassuré.
Il redressa la tête. Son expression restait sérieuse, plus sérieuse que sombre – chez Bruce, la différence était subtile, mais elle existait.
« Dick, ces dernières années ont été… mouvementées. »
Sans blague ?
« Beaucoup de choses ont changé, encore plus après que j’ai été envoyé dans le passé. Depuis mon retour, j’ai eu l’occasion de réfléchir. De remettre en question des décisions que j’ai pu prendre autrefois. De me remettre en question. Certaines de mes résolutions semblent ridicules aujourd’hui. Peut-être ont-elles été justifiées à l’époque, mais cela fait bien longtemps qu’elles sont obsolètes et seule mon obstination…
— Tu tournes autour du pot, Bruce. Encore une fois. »
Bruce le lui accorda d’un pincement de lèvres.
S’il cherchait à terrifier Dick, c’était réussi.
« Dick, dit-il lentement, je souhaite renégocier notre relation. »
Dick le dévisagea. Le silence se prolongea.
« … Tu veux dire, notre partenariat ? Notre façon de fonctionner… ? »
… est-ce qu’il veut réessayer de travailler avec Damian ?
Il ne leur donnait pas deux jours. En l’état actuel des choses, en tout cas. Et Bruce avait déjà la mainmise sur Tim, il n’allait quand même pas lui piquer son Robin ?
Bruce secoua la tête, une expression de frustration fugace lui traversant le visage.
« Non. »
Il prit la main de Dick, la pressa dans la sienne.
« Notre relation. »
Quelque chose explosa dans la poitrine de Dick ; quelqu’un, quelque part, avait appuyé sur un bouton et le comportement de Bruce prit un tout autre sens, les pièces s’emboitaient soudain. Le temps passé ensemble juste pour le plaisir, les questions sur les fréquentations et les amis de Dick, sa sollicitude, cette nouvelle manie de tout le temps le toucher, l’incertitude et – j’y crois pas – le retour au manoir, un geste qui devait être évident dans son esprit tordu.
Tout ce temps, Bruce tâtait le terrain, Bruce flirtait avec lui et Dick n’avait rien vu du tout.
N’avait rien voulu voir.
Devant son absence de réaction, Bruce éprouva le besoin de développer.
« Je sais que beaucoup de temps a passé et que j’ai toujours refusé de nous donner une chance. Je te demande pardon. J’espérais que malgré tout ce qui a changé, tes… désirs étaient restés les mêmes. »
Bruce marqua une pause. Dick entrouvrit la bouche. Aucun son n’en sortit.
« Est-il trop tard ? » demanda Bruce d’un ton posé.
Dans son calme, la pression de sa main, Dick trouva un point d’ancrage.
« Tu as parlé de négocier, dit-il, la voix rauque.
— Je pensais que tu aurais des conditions. »
Lui ? Des conditions ? À une relation avec Bruce ?
« Tu veux dire que tu veux régler les gros problèmes autrement qu’en nous disputant ? »
Bruce esquissa un sourire fugace. Dick sentit quelque chose tirer dans sa poitrine.
« Tu ne m’empêches pas d’en parler à mes amis. Et je compte Clark. »
Il avait parlé avant d’y avoir réfléchi.
Apparemment, il avait bien des conditions.
« Je m’étais résigné à subir les commentaires d’Oliver.
— Si tu changes d’avis, je garde Damian, et Tim, et Alfred. Même Alfred.
— Je ne changerai pas d’avis.
— Mais si tu changes d’avis, on fait comme ça.
— Dick. »
À contrecœur, Dick leva les yeux. L’intensité dans le regard de Bruce le fit frissonner.
« Je ne changerai pas d’avis. »
Pris d’une soudaine anxiété, Dick détourna les yeux mais répondit à la pression des doigts de Bruce, doucement.
Les sentiments, ce n’était jamais ce qui avait manqué entre eux. L’autodiscipline de Bruce avait été le seul obstacle. Non, pas seulement, il y avait aussi eu la peur de Dick de le confronter à ce sujet. Il ne s’était jamais battu pour faire céder Bruce.
À quel point étaient-ils dérangés, d’être ainsi capables de vivre séparément et d’aimer des personnes différentes, d’envisager leur vie avec des personnes différentes, et de pouvoir ensuite revenir ainsi l’un vers l’autre après tout ce temps, simplement parce que le raisonnement derrière leur relation avait changé ?
Bruce était tordu. Et Dick n’était pas mieux, il le suivait aveuglément.
Il se redressa, sérieux soudain, aussi déterminé que Bruce.
« Lorsque je te dis que tu vas trop loin, dit-il tout bas, tu m’écoutes. Et tu t’arrêtes. »
Plus jamais de phase négative, de plongée dans les ténèbres, de crise de paranoïa à l’en rendre fou. Dick ne l’autoriserait pas. Il serait là pour l’en empêcher. Une pointe d’euphorie commença à lui tourner la tête. Il s’accrocha à cette condition, non-négociable.
« Jure-le-moi. »
Bruce fouilla son regard sans répondre tout de suite.
« Tu dois me faire confiance. Tu dois accepter que je sais quand te laisser gérer et quant il est temps de t’arrêter. Sinon, la seule différence sera qu’on couche ensemble. »
Bruce cilla. Dick assuma. Il était trop tard pour les pincettes, l’incertitude.
« Avant, ça m’aurait suffi. Plus maintenant.
— Mon garde-fou, murmura Bruce.
— Si tu veux.
— Alfred a parlé de toi ainsi, il y a longtemps. »
Dick ne répondit pas, refusant de se laisser distraire. Bruce hocha la tête.
« Je te le promets. »
Dick lâcha un long soupir, un poids dans sa poitrine s’envolant soudain.
« Tu viendras habiter au manoir ? demanda Bruce.
— Ce n’est pas un peu rapide ?
— Nous ne sommes pas des étrangers, Dick. Et tu as ta chambre. »
Dick se demanda s’il devait insister pour qu’ils déménagent ensemble dans une chambre différente. Pour la symbolique. Sinon, c’était lui qui finirait par s’installer dans celle de Bruce, c’était clair, et d’accord, c’était un fantasme. Mais maintenir l’équilibre entre eux était plus important.
Il laissa le sujet de côté, il serait bien temps de l’aborder lorsque le fait de se retrouver toujours dans le même lit deviendrait inévitable.
(À un moment, la réalité le rattraperait, il en était certain, et ce calme qui l’habitait s’effondrerait.)
Dick donna son assentiment et le regard de Bruce se fit plus clair.
« Que dit-on à Damian et Tim ? demanda Dick. Et Alfred ?
— Alfred est au courant de ma démarche. »
Dick eut un temps d’arrêt et secoua la tête mentalement. C’était embarrassant au possible, mais logique.
« Je voulais te proposer de partir quelques jours, dit Bruce. Le temps de s’ajuster.
— Et leur en parler au retour. »
Bruce hocha la tête.
S’accorder un peu de temps, partir rien qu’avec Bruce… Dick sentit un sourire irrépressible naître sur ses lèvres. Il commençait à y croire. Vraiment.
Damian, immobilisé, ne pourrait se mettre dans des situations impossibles, ils laisseraient Gotham à Tim et Batwoman – ce ne serait pas bien différent des fois où Dick était pris par la JLA. Sauf que ce serait des vacances. Des vraies vacances. Avec Bruce.
« Où ? demanda-t-il.
— Je pensais à Cape Cod. Tu en parlais et cela fait longtemps. »
Ça faisait plus que longtemps. Dick était à peu près sûr que la maison n’avait pas reçu de visite depuis la dernière fois où ils s’y étaient rendus, l’année de ses 17 ans.
« Est-ce que la maison est seulement habitable ?
— Elle est entretenue. Et je l’ai fait ouvrir la semaine dernière. »
Dick laissa échapper un rire, un reflet de sa joie qui s’éveillait.
« Je ne sais même pas pourquoi j’ai posé la question. On part quand ?
— Quand tu le souhaites. »
Dick haussa les sourcils, soudain charmé. C’était déstabilisant.
Il se sentait comme une poule devant un couteau.
« Tout de suite, dit-il testant l’eau. Dormir c’est surfait. On prend la R8 et je te laisse conduire un peu ? »
Bruce n’eut pas la décence d’avoir l’air pris de court.
« Tu n’as apparemment pas l’intention que nous emportions de bagages. »
Dick rit à nouveau. Les bulles de champagnes revinrent danser dans sa tête.
« On a besoin du strict nécessaire, et un costume de Batman au cas où et puis c’est tout. On peut se procurer le reste sur place.
— Dans ce cas… »
Bruce se leva et le tira avec lui. Dick suivit. Maintenant qu’ils étaient face à face, la réalité de la situation le frappa. Les yeux de Bruce ne cachaient rien. Ce n’était pas un désir que Dick surprenait à la dérobée et dont il n’avait pas le droit de parler.
C’était le regard de Bruce sur ses lèvres, insistant, puis croisant le sien. Intense. Dick frissonna.
« Je n’ai même pas le droit à un baiser ? » demanda-t-il, sourire en coin, tremblant, qui disparut aussitôt.
Bruce ne répondit pas. Il caressa la joue de Dick. Se pencha.
Dick rêvait de ce baiser depuis plus de dix ans.
Les lèvres de Bruce frôlèrent les siennes, se posèrent, douces. Brèves.
Bruce s’écarta.
« Dépêchons-nous. »
Lorsqu’il lâcha la main de Dick, la sienne tremblait.
¤
Ils laissèrent un message à Barbara et un à Tim avec des instructions, écrivirent un mot à Damian et Alfred, emportèrent les sandwichs d’Alfred et autant de biscuits que Dick put en dérober. Ils casèrent leurs bagages comme ils purent dans la voiture. Dick conduisit pour les deux premières heures. Bruce somnola jusqu’au lever du soleil. Ils s’arrêtèrent pour le regarder.
Dick s’imposa contre Bruce, testant cette nouveauté entre eux.
Bruce passa un bras autour de sa taille et l’étreignit sans quitter l’Atlantique du regard. Une fois le soleil levé, il l’embrassa sur la tempe et prit le volant. Dick s’endormit, une main audacieuse sur son genou. Il se réveilla lorsque la voiture s’arrêta. La tête un peu cotonneuse, il se frotta les yeux.
« On est arrivés, dit Bruce
— Tu as conduit tout le reste du trajet, protesta Dick d’une voix râpeuse.
— Excellente déduction. »
Du sarcasme de si bon matin, quelqu’un était de bonne humeur.
Effectivement, Bruce lui accorda un sourire léger.
Dick se redressa et sourit à son tour lorsqu’il vit la maison au bord de la plage, l’océan un peu agité par le vent et le ciel majoritairement bleu. L’été indien de Cape Cod.
Ça lui avait manqué.
Bruce déclencha l’ouverture automatique de la portière et sortit de la voiture. Dick l’imita et s’étira.
« Je vais mettre la voiture au garage, déclara Bruce. Je te rejoins dans un instant. J’ai éteint l’alarme. »
Il lui tendit la clef de la maison. Dick la prit et ramena leur peu de bagages dans l’entrée. Il retira ses chaussures et abandonna tout là, entreprit d’explorer à nouveau des lieux familiers.
Le séjour était identique à son souvenir. Quelqu’un avait rempli les placards et le frigo.
Il monta à l’étage, alla ouvrir la porte de la chambre qu’il avait occupée autrefois. Le lit était fait et la chambre vide. Il n’y avait jamais rien accroché aux murs. Trois ou quatre livres avaient été abandonnés sur une étagère. Les titres ne lui disaient rien.
Ils ne restaient jamais assez longtemps pour que s’y installer vraiment vaille le coup, un week-end par-ci, quelques jours par-là. Mais Dick avait toujours eu de bons souvenirs ici.
Il referma la porte derrière lui et attendit Bruce qui remontait l’escalier avec les sacs.
Dick alla ouvrir la plus grande chambre, celle où Bruce dormait d’ordinaire. Il y pénétra pour laisser la place à Bruce.
Le lit était fait là aussi, le reste de la chambre était tout aussi vide que la précédente. Bruce posa les sacs à droite de la porte.
Dick allait proposer qu’ils aillent manger quelque chose lorsqu’il se rendit compte que Bruce le regardait.
Il se souvint.
Soudain conscient, embarrassé, à l’idée d’être dans la même chambre que Bruce, leurs bagages rassemblés-là, il baissa les yeux. C’était ridicule. Ça n’avait pas de sens. Bien sûr qu’ils allaient partager un lit et pourquoi… pourquoi Dick ne bondissait pas ? Pourquoi, d’ailleurs, Dick ne l’avait pas attaqué dès Gotham ? Il aurait dû lui sauter dessus. Ne pas supporter l’idée des six heures de voiture jusqu’à Cape Cod, pas avant d’avoir reçu l’assurance physique, sexuelle, que Bruce était sérieux.
« Dick. »
À contrecœur, il releva les yeux. Bruce avait l’air si calme.
« Est-il trop tard ? » demanda-t-il à nouveau.
Dick croisa les bras sur sa poitrine, le souffle soudain court.
…trop tard ?
« Peut-être ? » souffla-t-il.
Quelque chose s’éteignit dans le regard de Bruce, et chacune des cellules qui constituait Dick se rebella, et ça ne pouvait pas être vrai, ça ne pouvait pas être trop tard, parce qu’y penser le tuait et…
« Non, dit-il d’un ton urgent. Non, non, non, non… »
Et en trois pas il saisissait la chemise de Bruce et appuyait le front sur son épaule et inspirait son odeur, ça faisait trop mal et trop envie, ça ne pouvait pas être trop tard.
Bruce se tenait tout droit.
Qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi ça ne clique pas ? Pourquoi c’est bizarre et si peu naturel ?
« Ce n’est pas trop tard, fit Dick, parce que parler il savait faire et peut-être, peut-être qu’il rattraperait le désastre, et que Bruce lui reviendrait. Trop tard, ce n’est pas possible, mais peut-être, trop longtemps ? Je suis rouillé. »
Il lâcha un petit rire désespéré.
« Complètement rouillé, Je crois que je n’arrive pas à m’y faire et… Tu es mort, tu sais ? Et avant ça, déjà, j’avais tellement décidé de ne plus me laisser bouffer par toi – tu sais que Babs a refusé qu’on se marie à cause de toi ? Elle avait raison, ce n’était pas juste pour elle, elle m’a dit… qu’elle et moi on s’empêchait de grandir, qu’ensemble on redevenait des adolescents. Et que tant que tu serais aussi présent dans ma tête, rien ne marcherait jamais. Elle avait raison. »
Bruce appuya une main dans son dos. Dick ferma les yeux à s’en faire mal.
« J’ai fait tout ce que j’ai pu, pour accepter notre statu quo pour de vrai.
— Tu m’as poussé vers Selina. »
La voix de Bruce le surprit un instant. Dick hocha la tête.
« J’aime bien Selina. Elle, j’aurais pu… j’aurais accepté. Et ça m’aurait aidé. Mais en fin de compte ça n’a pas marché et ensuite tu es mort. Et ça, ça casse tout espoir pour de vrai. »
Il inspira.
« Je croyais que je mourrais avec toi. J’ai toujours cru que je serais incapable de te survivre longtemps. »
La main dans son dos se fit plus pressante, poussa Dick plus fort contre le corps de Bruce. Ils n’avaient pas besoin de parler pour comprendre, ce n’était pas une déclaration dramatique mais un fait – Dick avait eu des tendances suicidaires, tendance à se jeter tête la première dans le danger lorsque sa vie sombrait. Et la mort de Bruce était un naufrage, âmes, corps et biens. « Mais Gotham avait besoin de moi et je n’allais pas abandonner Gotham, et puis Tim avant que, qu’il… et Alfred. Et avant de comprendre, j’étais Batman et c’est Damian qui avait besoin de moi. »
La main de Bruce remonta sur sa nuque.
« Ça va bien, en ce moment, tu sais ? On a trouvé un équilibre, on n’a jamais été une famille aussi stable depuis, depuis… Alfred, toi et moi au manoir. Je flippe, réalisa-t-il soudain. Je suis terrifié à l’idée que ça s’effondre, encore une fois, et si on change les choses, si on trouble le statu quo, on prend un risque. On n’a pas le droit de faire ça à Tim et Damian, et de le refaire à Alfred.
— Tu ne me crois pas. Lorsque je te dis que je ne changerai pas d’avis.
— Bien sûr que si. Tu es un roc. Une fois ta décision prise, tu ne changes pas d’avis.
— C’est pourtant ce que j’ai fait à notre sujet. »
Dick fronça les sourcils.
« C’est différent. Ce sont les circonstances qui ont changé. J’ai grandi. Tu n’es plus responsable de moi. Ça, ça ne peut plus changer. Et quelles que soient les autres raisons qui te bloquaient, tu as dû juger que j’étais désormais capable de les gérer. Tu ne changes pas d’avis, tu t’adaptes.
— Alors le problème vient de toi. C’est de toi, dont tu doutes. »
Dick secoua la tête et s’écarta un peu. Il voulait le regarder dans les yeux. Bruce glissa les mains sur ses hanches. Dick sentit une pointe de désir lui saisir le ventre.
« Je ne crois pas que ce soit rationnel.
— Traumatique, dit Bruce. Contrairement aux apparences, tu ne t’es pas remis de notre séparation.
— Toi oui ? » lui demanda Dick, sincèrement curieux.
Il ne répondit pas tout de suite. Dick superposa ses mains à celles de Bruce.
« Je maîtrise la situation. »
Tu m’étonnes, songea Dick, tu m’as à Gotham, dans ton costume, ton fils accroché à ma cape. Et probablement bientôt installé au manoir.
« Pourtant tu te tiens à distance, lui fit-il tout de même remarquer. Tu n’as même pas réussi à m’embrasser pour de vrai. »
Un silence, Bruce pinça les lèvres. Son regard s’assombrit étrangement et Dick sentit les mains sur sa taille devenir plus fermes.
« Dick », dit-il, puis il se tut.
Dick retint son souffle.
Le désir dans les yeux de Bruce.
Oh.
Il comprenait mieux le baiser chaste, les mains tremblantes de la veille. Ce qu’il avait cru surprendre dans son regard alors n’était qu’un pâle reflet. Une explosion contenue.
Tu te maîtrises encore.
C’était grisant, toute cette chaleur, toute cette passion retenue. Pour Dick. Juste pour Dick. Il la voulait. Il la voulait tout entière. Il voulait que Bruce se livre entièrement, il voulait des bleus sur ses hanches, la trace de ses doigts sur son corps ; il voulait des suçons violacés sur sa peau et ne pas se relever après l’acte.
Il voulait, imprimé sur lui, la preuve de son pouvoir sur Bruce.
Se savoir capable de percer, déchirer, détruire son sang-froid, qu’un mot, un geste de sa part et toute cette belle maîtrise s’effondrerait.
Et lorsque Bruce s’affolerait des marques laissées, Dick l’embrasserait doucement, le rassurerait, lui montrerait tout ce qu’il l’aimait. Ils referaient l’amour, lentement cette fois – et sa passion désormais soulagée, Bruce serait tendre, si tendre que Dick en mourrait entre ses bras.
Il le voulait. Il désirait Bruce si fort qu’il allait exploser.
Dick se libéra et recula de quelques pas.
« Tu as besoin que je commence ? » demanda-t-il.
Bruce ne répondit pas. Il avait les doigts crispés, comme s’il serrait encore les hanches de Dick.
Dick, tout près du lit, se mit dans la position de défense lâche de l’aïkido. Il croisa le regard de Bruce.
Viens me chercher.
¤
Rétrospectivement, ne plus pouvoir bouger n’était pas forcément pratique. Mais Dieu que c’était bon. Dick avait embrassé Bruce jusqu’à ce que son regard coupable et alarmé disparaisse.
« Je me suis jamais senti aussi bien », murmura-t-il à son oreille.
C’était encore mieux que de sauter de la stratosphère en parachute.
Il déposa un baiser sur le suçon qui apparaissait sur la gorge de Bruce, puis enfouit la tête dans son cou avec un soupir de contentement.
Bruce n’avait cessé de le toucher d’une façon ou d’un autre depuis qu’il s’était effondré à ses côtés. Ses mains le caressaient, inlassablement.
« On aurait pu faire ça depuis des années, marmonna Dick. Si tu n’étais pas têtu comme une mule.
— Ce n’était pas le bon moment », répondit Bruce avant de se racler la gorge.
Il avait la voix rauque. Dick sourit de satisfaction.
« Qu’est-ce qui a fait que c’est désormais le bon moment ? » demanda-t-il, parce qu’il allait lui tirer les vers du nez, qu’il le veuille ou non.
Bruce lâcha un petit soupir, affectueux et résigné. Dick eut envie de se frotter contre lui pour lui dire : tu es complètement à ma merci, mais je n’en abuserai pas. Du moins pas trop.
« Ta convalescence.
— Mmmh ? »
Dieu que ça avait été gonflant. Bruce avait tout juste été de retour et Dick s’était retrouvé interdit de sortie. Tout ça parce que Black Glove lui avait tiré une balle dans la tête. Pfff.
Ils s’étaient installés au manoir quelques semaines, tout le monde jugeant que Dick y serait plus au calme. Et Bruce avait eu besoin de s’adapter aux changements, de rattraper tout ce qui s’était déroulé pendant son absence. Il avait passé ses journées et ses nuits à lire les rapports, les journaux.
Dick s’était plus ou moins imposé dans le canapé du bureau de Bruce pour lire aussi et râler et le distraire.
« Cela m’a rappelé autrefois. Toi à mes côtés pendant que je travaille. J’ai eu… » La main de Bruce cessa ses caresses, se pressa contre la taille de Dick. « J’ai souhaité que ça ne change plus.
— Oh. Moi qui pensais que tu avais enfin remarqué que j’avais grandi.
— Ça aussi. »
Il y eut un silence.
« Et il t’a fallu tout ce temps pour te décider ? demanda encore Dick.
— J’avais des choses à régler. Et besoin de réfléchir. »
Dick laissa encore passer quelques minutes.
« Tu es certain que tu vas rester, maintenant ?
— En grande majorité.
— Et dans ce cas…
—Dick. »
Bruce bascula sur lui, les deux bras encadrant sa tête
« Chut », dit-il sur ses lèvres.
Dick se tut.
¤
Ils passèrent les deux jours suivants dans la chambre, en grande partie. Ils ignorèrent les appels indignés de Damian et organisèrent leurs patrouilles futures, le fonctionnement de deux Batman dans une seule ville.
« Dans l’ensemble, ça voudra dire qu’il y aura toujours un Batman à Gotham, songea Dick à haute voix. Tu seras là quand la JLA aura besoin de moi, je serai là quand tu auras besoin de bidouiller dans le monde. »
Ils auraient des ratés, au début, certainement. Mais ça finirait par marcher.
« On ne peut pas décevoir Tim sur notre fonctionnement quasi télépathique ! »
Ils pourraient soulager un peu Barbara, qui aurait plus de temps à accorder aux Birds of Prey. Assis entre les jambes de Bruce dans leur lit, Dick dessina plusieurs esquisses de nouveaux costumes avant de s’appuyer contre son torse avec un soupir.
« Peut-être qu’il vaudrait mieux qu’on garde le même. Tant qu’on n’est pas l’un à côté de l’autre, ceux qui ne nous connaissent pas trop ne verront pas la différence, c’est peut-être plus intéressant de garder un effet de surprise. J’ai convaincu Harvey que j’étais toi, tu sais.
— Rassurant. »
Dick lui donna un petit coup de coude.
« Qu’est-ce que tu en penses ?
— L’effet de surprise me semble intéressant à exploiter. Mais si tu le souhaites, nous pouvons altérer ton costume petit à petit.
— On verra, quoi. »
D’un commun accord, ils décidèrent que Dick rentrerait seul à Gotham. Bruce n’avait besoin de rien de ce qu’il avait laissé à l’appartement.
Il estimait son absence d’une durée de trois semaines. Dick s’occuperait de les déménager pour de bon au manoir.
« Je garde ma chambre pour le moment », déclara-il d’un ton ferme.
Bruce n’émit pas d’objection.
Un jour, Dick s’habituerait à cette liberté décisionnelle qu’il lui laissait.
¤
Dans certains cas, Dick ne croyait pas au fait de ménager les gens. Il avait réfléchi, longuement (ou du moins, pendant les six heures de Cape Cod-Gotham) à la meilleure façon d’annoncer les choses à Tim comme à Damian.
Le mieux était encore d’y aller comme le sparadrap, un coup sec. L’un et l’autre aurait le temps de digérer les diverses nouvelles avant le retour de Bruce (bien sûr, ça n’empêcherait pas Tim d’aller réclamer plus de détail à son père, mais… l’idée était là).
Mais d’abord, il y avait Alfred.
Alfred qui, Dieu merci, savait déjà par Bruce (et qu’est-ce que la conversation avait dû être intéressante) et qui avait certainement déduit sans difficulté les raisons de leur escapade soudaine.
Lorsque Dick eut le courage de croiser son regard pendant que Damian récriminait, il y trouva un sourire paisible. Un peu plus tard, Alfred lui pressa l’épaule doucement et le sujet fut clos.
Puis il y eut Tim. À la fois le plus facile et le plus difficile. De Damian il attendait une réaction négative à toutes ses annonces.
Pour Tim, il la craignait dans un cas particulier.
Dick attendit la fin d’une patrouille et rejoignit Tim dans son appartement de Crime Alley. Il accueillit l’idée du retour de Bruce avec jubilation, s’arrêta un instant pour s’informer d’un air inquiet de l’avenir de Dick, puis le serra spontanément dans ses bras lorsque ce dernier le rassura sur le sujet. Dick profita du câlin sans aucune vergogne, juste avant de repousser doucement Tim.
« Il y encore autre chose, dit-il. Assieds-toi. »
Tim réagit au ton grave en figeant son expression, puis en obéissant.
« Quand j’avais ton âge, j’étais fou amoureux de Bruce », déclara Dick.
Les yeux de Tim s’écarquillèrent de façon alarmante, Dick enchaîna sans lui laisser le temps d’intégrer l’information.
« C’était plus ou moins réciproque. Et c’est resté en l’état. Pendant son passage ici, on a décidé que nous étions désormais suffisamment matures pour assumer. On est ensemble. »
Tim le fixa dans un silence de mort, le regard reflétant une parfaite incompréhension. Il ouvrit la bouche, aucun son n’en sortit. Dick avala sa salive difficilement.
« … ensemble ? » dit enfin Tim d’une toute petite voix, suite à quoi il se racla la gorge.
Dick hocha la tête.
« Oh, fit Tim. …Oh. Je, je n’avais, je. Oh. »
Silence.
« Mais tu as failli épouser Kory. Et Barbara. »
Il avait prononcé les mots d’une voix perdue.
« Failli est le mot-clef, je crois, dit doucement Dick.
— Oh. Woah. »
Tim se frotta les tempes vigoureusement.
« Je… ok. …Alors quoi, quand vous vous engueuliez, c’était de la tension sexuelle ? »
Il prit une expression horrifiée.
« Oublie. Je n’ai rien dit. Je… je vais avoir besoin d’un peu de temps pour… dit-il, les yeux fuyants. Je n’avais jamais… Vous êtes ensemble. Et donc, c’est. Nouveau. »
Dick hocha la tête.
« On n’en avait jamais parlé jusqu’ici. On savait. Mais on a, enfin, Bruce avait décidé de faire comme si de rien n’était et j’avais pas le courage d’insister. …Est-ce que tu vas… ça va aller ? »
Tim le regarda à nouveau et hocha la tête.
« C’est un choc, admit-il. Mais ça va aller. Je ne vais pas vous renier. »
Il eut un petit sourire, et Dick sentit un poids s’envoler.
¤
Dick déclara d’abord à Damian qu’ils déménageaient au manoir, nouvelle qu’il accueillit positivement. C’était le manoir Wayne, la demeure ancestrale. Pour Damian, il s’agissait d’une raison suffisante.
L’idée que son père serait également là passa beaucoup moins bien. Dick eut du mal à le calmer – non, Bruce ne l’empêcherait pas d’être Robin, oui, Dick restait Batman. Non, ce n’était pas une conspiration ourdie dans le but unique de pourrir la vie de Damian.
Quant à la dernière annonce, celle que Dick redoutait le plus, elle lui valut un long silence contemplatif. Damian, les yeux plissés, le regarda intensément. Puis, d’un ton songeur, déclara :
« Je comprends mieux pourquoi ma mère te déteste ainsi. »
C’était un point de vue. Damian sembla se satisfaire de la conversation et ne revint plus dessus, intégrant ce changement avec une facilité qui perturba Dick et le convainquit que ça lui reviendrait dans la figure à un moment ou un autre.
(Dick refusa de traquer Jason afin de lui faire part de ce développement, s’il avait envie de savoir ce qu’il se passait dans la famille, il n’avait qu’à venir voir lui-même.)
Barbara accueillit la nouvelle calmement. Elle hocha la tête brièvement, lui fit signe de s’approcher. Elle l’enlaça et Dick la serra aussi fort qu’il pouvait.
« Avec ça, si tu n’arrives toujours pas à être heureux, lui dit-elle, je te bosse les fesses. »
Il repoussa le moment d’en parler à Wally, Roy, Donna et Garth. Aussi fort qu’il les aimait, ils faisaient partie du monde extérieur et Dick n’était pas encore tout à fait prêt à en ouvrir la porte.
¤
Deux semaines et demi plus tard, une alliance incongrue entre Firefly, le docteur Hugo Strange et Scarecrow mit Gotham à feu et à sang – pas la pire crise qu’ils aient connue, suffisamment importante pour réclamer la présence du clan à son presque complet.
Il leur fallut trois jours pour commencer à contrôler la situation. Son équipe éclatée dans tout Gotham, Dick s’était retrouvé à se battre seul contre les sbires de Firefly lorsqu’une ombre familière atterrit soudain à ses côtés.
Dick se mordit la lèvre.
« Bienvenue à la maison », lança-t-il.
Il eut le temps de voir Bruce esquisser un sourire, sentit la pression de sa main sur la sienne, puis sans un mot, ils repartirent à l’attaque.
(fin)
Notes :
− Damian complote des tas de trucs dans sa tête. Dick a raison de s’inquiéter un peu. (Mais c’est majoritairement bénin)
− Tim va avoir plus de mal à s’y faire que prévu. J’aimerais écrire une petite suite de son point de vue (histoire de me retrouver encore avec 15 000 mots surprise).
− À l’origine, Bruce enchaînait la conversation du retour au manoir et celle où ils se mettent ensemble. J’ai envisagé un instant de le faire renverser par une voiture quand il a sorti à Dick : « Sois encore un peu patient. »
− La maison de Cape Cod est directement tirée du Silver Age, où ils vont officiellement en week-end à la mer. À un moment ou un autre, j’ai décidé qu’elle était à Cape Cod (je croyais que je l’avais décidé pour cette fic-ci, mais hier je me suis rendu compte que j’y avais déjà fait référence dans une autre fic en cours, commencée il y a quelques mois)
− La première scène fait directement suite à l'arrivée de Damian chez les Teen Titans (le fichier, jusqu’à aujourd’hui, s’appelait encore « post titans 89 »)


− Dick ne sent pas chez lui à l’appart, et on nous le fait savoir :

− La voiture de Dick est très exactement une R8 Quattro :

− Je suis honnêtement mitigée au sujet de cette histoire, je l’ai écrite avec moins de satisfaction que d’autres, je n’ai pas réussi à avoir une vision globale des choses, et surtout, j’ai cette conviction profonde que cette fic n’est qu’un reflet de ce que je voulais vraiment écrire, un patchwork mal cousu de pleins de trucs dont j’avais envie de parler. Mais si je passe encore 48h dessus, je vais décider de l’oublier au fond de mon disque dur et, zut, j’y ai quand même passé du temps et du chouinage. :p
J’espère quand même ne pas m’être pas trop perdue en cours de route et que vous avez passé un bon moment :)
− La prochaine fois, j’essaierai d’écrire ce qu’il se passe après la mise en couple. Les gens ont des choses à dire !
Merci d’avoir lu ♥
14 700 mots